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DEUXIÈME PARTIE


LETTRE I. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Montpellier, ce 20 juillet 1790.

Après avoir reçu votre lettre, j’ai passé le jour entier dans les larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous avez été livrée ! ah ! que n’étais-je là pour exprimer ma haine contre les méchants, et pour consoler la bonté malheureuse ! Je m’étais attachée à Léonce, je le regardais déjà comme un époux, comme un ami digne de vous ; il a été capable d’une telle cruauté ; il a volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu’il avait à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses étaient la cause, une faute comme les anges en commettraient s’ils étaient témoins des faiblesses et des souffrances des hommes !

Sans doute madame de Vernon n’a point su vous défendre ; je vais plus loin, et je la soupçonne d’avoir empoisonné l’action qu’elle était chargée de justifier : mais ce n’est point une excuse pour Léonce. Celui que vous aviez daigné préférer devait-il avoir besoin d’un guide pour vous juger ? Non, il ne vous a jamais aimée ; il faut l’oublier et relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère Delphine, la vie n’est jamais perdue à vingt ans ; la nature, dans la jeunesse, vient au secours des douleurs ; les forces morales s’accroissent encore à cet âge, et ce n’est que dans le déclin que sont les maux irréparables.

J’ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et venez auprès de moi. Je l’entrevois confusément ce monde, mais il me semble qu’il ne suffit pas de toutes les qualités du cœur et de l’esprit pour y vivre en paix ; il exige une certaine science qui n’est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant dans le secret du vice et dans la