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DELPHINE.

tinée ne peut varier, et cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune, d’elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh ! qui pourrait supporter bien longtemps l’existence à ce prix ?

Ce matin un de mes gens m’a apporté de Paris des lettres assez insignifiantes et la liste des personnes qui sont venues me voir pendant mon absence : je regardais avec distraction ces détails de la société, qui m’intéressent si peu maintenant, lorsqu’une lettre imprimée, que je n’avais point remarquée, attira mon attention ; je l’ouvris, et j’y vis ces mots : M. Léonce de Mondoville a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon. Le mal que m’a fait cette vaine formalité est insensé ; mais tout n’est-il pas folie dans les sensations des malheureux ? J’ai été indignée contre Léonce ; il me semblait qu’il aurait dû veiller à ce qu’on ne suivit pas l’usage envers moi ; je trouvais de l’insulte dans cet envoi d’une annonce à ma porte, comme s’il avait oublié que c’était une sentence de mort qu’il m’adressait ainsi, par forme de circulaire, sans daigner y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la matinée entière dans un sentiment d’irritation inexprimable. Le croiriez-vous ? je commençai vingt lettres à Léonce pour m’abandonner à peindre ce qui m’oppressait ; mais je savais, en les écrivant, que je les brûlerais toutes ; soyez-en sûre, je le savais : je ne puis répondre des mouvements qui m’agitent ; mais quand il s’agira des actions, ne doutez pas de moi.

Ce jour si péniblement commencé, me réservait encore des impressions plus cruelles. Madame de Vernon vint me demander à dîner. Une, demi-heure après son arrivée, comme j’étais appuyée sur ma fenêtre, je vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m’était si bien connue ; un tremblement affreux me saisit ; je crus qu’il venait avec sa femme accomplir son barbare cérémonial ; j’étais dans un état d’agitation inexprimable ; je regardai madame de Vernon, et ma pâleur l’effraya tellement, qu’elle avança rapidement vers moi pour me soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardais fixement, sans pouvoir en détourner les yeux. « C’est ma fille seule, me dit-elle promptement ; il n’y sera pas, j’en suis sûre ; il ne viendrait pas chez vous. » Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus diverses ; je respirai de ce qu’il ne venait pas. L’attente d’une si douloureuse émotion me faisait éprouver une terreur insupportable ; mais je fus couverte de rougeur en me répétant les paroles de madame de Vernon : Il ne viendrait pas chez vous.