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DEUXIÈME PARTIE.

ma conscience ne me permet pas de la voir. — Eh bien, j’irai seule chez elle, répondit madame de Vernon. — Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous le permettez. — Aimable Delphine ! s’écria madame de Vernon en soupirant. Eh bien, nous irons ensemble ; elle demeure à deux lieues de chez vous ; elle passe sa vie dans la retraite ; elle sait combien sa conduite a été non-seulement blâmée, mais calomniée ; elle ne veut point s’exposer à la société, qui est très-mal pour elle. — Dites-lui bien, reprit Mathilde avec assez de vivacité, que ce n’est point ce qu’on peut dire d’elle qui m’empêche d’aller la voir ; je ne suis point soumise à l’opinion, et personne ne saurait la braver plus volontiers que moi, si le moindre de mes devoirs y était intéressé ; au premier signe de repentir que donnera madame de Lebensei, je volerai auprès d’elle, et je la servirai de tout mon pouvoir. — Mathilde, m’écriai-je involontairement, Mathilde, croyez-vous qu’on se repente d’avoir épousé ce qu’on aime ? » À peine ces mots m’étaient-ils échappés, que je craignais d’avoir attiré son attention sur le sentiment qui me les avait inspirés ; mais je me trompais : elle ne vit dans ces paroles qu’une opinion qui lui parut immorale, et la combattit dans ce sens ; je me tus. Elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi finir une contrainte douloureuse. Mais que de sentiments amers se sont ranimés dans mon cœur ! Quelle conduite que celle de Léonce ! Il ne me fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m’accable de mépris !… Louise, j’ai écrit ce mot ; malgré ce qu’il m’en a coûté, j’ai pu l’écrire ! car c’est de toute la hauteur de mon âme que je considère l’injustice même de Léonce. Je voudrais cependant, je voudrais, au prix de ma misérable vie, qu’il me fût possible de le rencontrer encore une fois par hasard, sans qu’il pût me soupçonner de l’avoir recherché. Je saurai alors, soyez-en sûre, je saurai reconquérir son estime : je m’enorgueillis à cette idée ; je l’aime peut-être encore ; mais ce qui m’est nécessaire surtout, c’est qu’il me rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui, son bonheur… Je valais mieux pour lui que Mathilde. Se peut-il qu’un mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler ? Louise, ne condamnez pas celle que vous avez élevée ; ce souhait, le ciel m’en est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentiments les plus criminels. Mais je voudrais du moins refuser de le voir, qu’il le sût, qu’il en souffrit un moment, et qu’il cessât de me croire le plus faible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise, j’éprouve les douleurs les plus poignantes,