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DEUXIÈME PARTIE.

elle me protesta que je me trompais. Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement qu’un duel aussi sanglant ne pouvait avoir été provoqué par de simples discussions politiques, et que l’amour de M. de Serbellane pour elle ou pour madame d’Ervins en devait être la cause. Quand madame d’Albémar vit que cette opinion était arrêtée dans ma tête, elle finit par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour M. de Serbellane, exigeant seulement que je n’accusasse pas madame d’Ervins.

Que vous dirai-je, ma chère nièce ? il me fut impossible de démêler la vérité. Ce n’est pas qu’assurément madame d’Albémar ne soit la femme la plus vraie que j’aie jamais connue ; mais il y a dans son caractère une générosité si singulière que je ne suis pas parvenue à découvrir avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu’elle a de compromettre madame d’Ervins. Aime-t-elle réellement M. de Serbellane ? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être de leur brouillerie ? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu’on pourrait dire d’elle et de lui, pour détourner l’attention qui se serait portée sur madame d’Ervins et la sauver de l’indignation qu’elle aurait excitée dans le public et dans la famille de son mari ? Je l’ignore, mais j’exige de vous le plus profond secret sur cette dernière supposition ; vous en sentez les conséquences. Quoi qu’il en soit, madame d’Albémar a rendu ma pénétration tout à fait inutile. Je me vante de deviner les caractères dissimulés ; mais quand une âme franche ne veut pas laisser connaître un secret, sa réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l’esprit observateur.

Après quelques moments de silence, je n’insistai plus ; et, me bornant à tâcher d’éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis : « Quels que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s’intéressent à vous le moyen de répondre clairement aux malveillants qui vous supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le veulent, aux discours médisants de la société de Paris : pourquoi donc madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la phalange des sots ? Ils attaquent, il est vrai, de préférence les personnes distinguées ; mais ils ne s’y hasardent cependant que dans les moments où ils ne les croient pas courageusement défendues par leurs parents ou leurs amis. — Je dois croire, me répondit Delphine en retombant dans cet état de tristesse insouciante, dont elle était un moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie. – Je n’ai pas entendu dire, répondis-je,