Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
244
DELPHINE.

punir un malheureux de l’indigne fausseté dont il a été la victime. Ah ! s’il s’accusait, l’infortuné, d’avoir cru trop facilement la calomnie, s’il se reprochait sa conduite avec désespoir, s’il était prêt à détester son caractère, c’est alors surtout, c’est alors, Delphine, que tu sentirais le besoin de consoler cet ami, qui ne pourrait trouver aucun repos au fond de son cœur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de mes maux et moi-même ; mes amères pensées me promènent sans cesse de l’indignation contre la conduite des autres à l’indignation contre mes propres fautes.

Je ne veux te rien cacher, Delphine ; en te faisant connaître tous les sacrifices que je te demande, je n’effrayerai point ton cœur généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et respecter ce que j’adore, nuira plus à ta réputation qu’à la mienne. Cette crainte t’arrêterait-elle ? J’aurais moins le droit qu’un autre de la condamner ; mais entends-moi, Delphine : que de motifs raisonnables ou puérils, nobles ou faibles, t’éloignent de moi, n’importe ! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu le sais, c’est à toi seule qu’il appartient de juger quelle est la puissance de ta volonté : a-t-elle assez de force pour se soutenir contre le regret de ma mort ? Delphine, en es-tu certaine ? prends garde, je ne le crois pas.

Si je t’avais rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à Mathilde, j’aurais dû, j’aurais peut-être su résister à l’amour ; mais t’avoir connue quand j’étais libre ! avoir été l’objet de ton choix et s’être lié à une autre ! c’est un crime qui doit être puni ; et je me prendrai pour victime, si tu attaches à ma faute des suites si funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir.

Quoi ! mon bonheur me serait ravi, non par la nécessité, non par le hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable ! Qu’ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, l’irréparable ! moi, je le crois sorti des enfers, il n’est pas de la langue des hommes, leur imagination ne peut le supporter ; c’est l’éternité des peines qu’il annonce, il exprime à lui seul ses tourments les plus cruels.

Les emportements de mon caractère ne m’avaient jamais donné l’idée de la fureur qui s’empare de moi, quand je me dis que je pourrais te perdre, et te perdre par l’effet de mes propres résolutions, des sentiments auxquels je me suis livré, des mots que j’ai prononcés. Delphine, en exprimant cette crainte qui me poursuit sans relâche, j’ai été obligé de m’interrompre ;