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DELPHINE.

le revoir ? Aurait-il le temps de blâmer celle qui tomberait sans vie à ses pieds ? Quand je ne serais plus, il ne verrait en moi que mes qualités : la mort justifie toujours les âmes sensibles ; l’être qui fut bon trouve, quand il a cessé de vivre, des défenseurs parmi ceux même qui l’accusaient. Et Léonce, lui qui m’a tant aimée, me regretterait profondément. Mais dois-je troubler encore son sort et celui de sa femme ? non, il faut rester où je suis.

Ces cruelles incertitudes renaîtront sans cesse dans mon cœur si je n’élève pas entre l’espérance et moi une barrière insurmontable. Suivrai-je le dessein que j’ai confié à madame d’Ervins ? en aurai-je la force ? et puis-je me croire permis de recourir à cet état, sans les opinions ni la foi qu’il suppose ?

LETTRE I. — MADAME D’ERVINS À DELPHINE.
Du couvent de Sainte-Marie, à Chaillot, ce 8 décembre 1791.

Partout où vous emmènerez Isaure avec vous, ma chère Delphine, je me croirai certaine de son bonheur ; je vous l’ai donnée, je la suis de mes vœux ; dites-lui de penser à moi comme à une mère qui n’est plus, mais dont les prières implorent la protection du Tout-Puissant pour sa fille. Vous me dites que vos chagrins vous ont inspiré le désir d’embrasser le même état que moi ; je m’applaudis chaque jour du parti que j’ai pris, et je ne puis m’empêcher de désirer que vous suiviez mon exemple. Vous craignez, me dites-vous, que votre manière de penser ne s’accorde mal avec les dispositions qu’il faut apporter dans notre saint asile ? Vos opinions changeront, ma chère amie : au milieu du monde, tous les raisonnements qu’on entend égarent les meilleurs esprits ; quand vous serez entourée de personnes respectables, toutes pénétrées de la même foi, vous perdrez chaque jour davantage le besoin et le goût d’examiner ce qu’il faut admettre de confiance pour vivre en paix avec soi-même et avec les autres. Je serais fâchée que des motifs purement humains vous décidassent à prononcer des vœux qui doivent être inspirés par la ferveur de la dévotion ; cependant je vous dirai que le genre de vie que je mène me serait doux, indépendamment même des grandes idées qui en sont le but.

La régularité des occupations, le calme profond qui règne autour de nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre