Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/558

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
531
CINQUIÈME PARTIE.

vais lui dire, mais elle n’avait pas l’air de croire qu’on pùt hésiter sur ce que je proposais, et répétait sans cesse : « Comment peut-on me demander de ne pas employer tous mes moyens pour faire réussir une chose que je souhaite ? c’est vraiment de la folie ! »

Je retournai ensuite vers Delphine, et je voulus l’engager à sortir de l’abbaye, à braver ce qu’on pourrait dire en venant s’établir chez moi ; mais je vis avec douleur qu’elle n’en avait pas la force. « Autrefois, me dit-elle, je ne craignais pas du tout l’opinion, et je ne consultais jamais que le propre témoignage de ma conscience ; mais depuis que le monde a trouvé l’art de me faire mal dans mes affections les plus intimes, depuis que j’ai vu qu’il n’y avait pas d’asile contre la calomnie, même dans le cœur de ce qu’on aime, j’ai peur des hommes, et je tremble devant leur injustice presque autant que devant mes remords ; j’ai tant souffert, que je n’ai plus qu’un vif désir, celui d’éviter de nouvelles peines. » C’est ainsi, mademoiselle que, me trouvant entre l’inflexible personnalité de madame de Ternan et l’effroi que causait à Delphine la seule idée d’un éclat déshonorant, tous mes efforts auprès de l’une et de l’autre étaient inutiles.

Cependant je me flattais avec raison d’avoir plus d’ascendant sur Delphine ; elle redoutait les vœux précipités qu’on exigeait d’elle, et souhaitait extrêmement de pouvoir y échapper : j’étais avec elle, et nous cherchions ensemble s’il existait un moyen d’ébranler la résolution de madame de Ternan, lorsqu’elle entra dans la chambre avec un air d’indignation qui me fit battre le cœur. « Voilà, madame, dit-elle à Delphine, la lettre que vous m’attirez ; c’en est trop, il faut pourtant que vous cessiez de porter le trouble dans cette maison. » Je lus à Delphine tremblante la lettre que madame de Ternan consentit à me donner ; elle contenait les menaces insensées et offensantes que M. de Valorbe écrivait à madame de Ternan ; il lui déclarait qu’il avait appris qu’elle voulait forcer madame d’Albémar à se faire religieuse, et que dans peu de jours, espérant obtenir sa liberté du gouvernement autrichien, il viendrait réclamer lui-même madame d’Albémar et accuser publiquement quiconque voudrait la retenir ; il ajoutait à ces menaces, déjà très-blessantes, quelques mots qui indiquaient le peu de dévotion de madame de Ternan et les motifs de vanité qui lui avaient fait haïr le monde. Après une telle lettre, il n’était plus possible d’espérer que madame de Ternan fléchit jamais sur la volonté qu’elle avait exprimée ; le malheureux Valorbe n’avait certai-