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SIXIÈME PARTIE.

tait offert, et que ma passion pour toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette passion ne peut dompter mon caractère ! Ô toi, si douce et si tendre ! toi qui toujours as su lire dans mon cœur, vois au fond de ce cœur les tourments qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire et ce que je ne puis supporter, et tout coupable qu’il est, prends encore pitié de ton malheureux ami.

Je ne te demande point de regrets trop amers ; vis, ange de paix, pour répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté ; vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom, inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi la liste des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te rappellent les jours heureux où tu m’aimais, où je me croyais digne de toi ! Ah ! je pouvais les recommencer encore… Non, je ne le pouvais plus. Un regret était un outrage, qui aurait profané ton culte et le bonheur… Allons… adieu ! Encore une prière, si tu me pardonnes ! Oh ! la meilleure des femmes ! quand je ne serai plus, informe-toi de ma tombe, viens te reposer sur la place où mon cœur sera enseveli ; je te sentirai près de moi, et je tressaillirai dans les bras de la mort.

LETTRE XIX. — DELPHINE À LÉONCE[1]

Tu me quittes, tu pars… je te suivrai… mais, barbare, tu m’as caché ta route… je ne sais où te chercher sur la terre ; jamais tant de cruauté !… L’infortuné ! non, il n’est pas cruel, il va mourir… Je veux te retrouver… je veux te dire… mais seule, où courir ? quel isolement affreux ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! un secours, un appui !… On me demande ; qui veut me voir ? Ce n’est pas lui, qui donc ? Ô divine Providence ! m’avez-vous exaucée ? C’est un ami, c’est M. de Serbellane.

LETTRE XX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.

De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c’est M. de Serbellane. Si je meurs, qu’après moi tous mes amis lui témoignent une profonde reconnaissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels lieux il va chercher la mort. Ce généreux ami n’a pu ramener Léonce, mais il me conduit vers lui ; il

  1. Cette lettre, écrite après le départ de Léonce, ne lui parvint pas.