Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/110

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Mosca après sa démission. Une puissante objection, dont l’envie se fera une arme terrible, c’est que le comte, quoique séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette séparation se sait à Parme, mais à Milan elle sera nouvelle, et on me l’attribuera. Ainsi, mon beau théâtre de la Scala, mon divin lac de Côme… adieu ! adieu ! »

Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre fortune, elle eût accepté l’offre de la démission de Mosca. Elle se croyait une femme âgée, et la cour lui faisait peur, mais ce qui paraîtra de la dernière invraisemblance dé ce côté-ci des Alpes, c’est que le comte eût donné cette démission avec bonheur. C’est du moins ce qu’il parvint à persuader à son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue à Milan, on la lui accorda.

— Vous jurer que j’ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse, un jour à Milan, ce serait mentir ; je serais trop heureuse d’aimer aujourd’hui, à trente ans passés, comme jadis j’aimais à vingt-deux ! Mais j’ai vu tomber tant de choses que j’avais crues éternelles ! J’ai pour vous la plus tendre amitié, je vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous êtes celui que je préfère.

La comtesse se croyait parfaitement sincère ; pourtant vers la fin, cette déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être, si Fabrice l’eût voulu, il eût emporté sur tout dans son cœur. Mais Fabrice n’était qu’un enfant aux yeux du comte Mosca ; celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hâta d’aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l’exil était une affaire sans remède.

Il n’était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé, bien poli, bien propre immensément riche mais pas assez noble. C’était son grand-père seulement qui avait amassé des millions par le métier de fermier général des revenus de l’Etat de Parme. Son père s’était fait nommer ambassadeur du prince de Parme à la cour de ***, à la suite du raisonnement que voici :

— Votre Altesse accorde 30000 francs à son envoyé à la cour de ***, lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cette place, j’accepterai 6000 francs d’appointements. Ma dépense à la cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100000 francs par an et mon intendant remettra chaque année 20000 francs à la caisse des affaires étrangères à Parme. Avec cette somme, l’on pourra placer auprès de moi tel secrétaire d’ambassade que l’on voudra et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s’il y en a. Mon but est de donner de l’éclat à ma maison nouvelle encore, et de l’illustrer par une des grandes charges du pays.