Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/113

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par Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vous ne venez à son secours, c’est d’avoir prêté vingt-cinq napoléons à Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de génie, que depuis nous avons condamné à mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers en sa vie, dont rien n’approche ; je vous les réciterai c’est aussi beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina à la cour de *** il vous épouse le jour de son départ, et la secondé année de son voyage, qu’il appellera une ambassade, il reçoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frère qui ne sera nullement désagréable, il signe d’avance tous les papiers que je veux, et d’ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer à Parme où son grand-père fermier et son prétendu libéralisme le gênent. Rassi, notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au Constitutionnel par l’intermédiaire de Ferrante Palla le poète, et cette calomnie a fait longtemps obstacle sérieux au consentement du prince.

Pourquoi l’historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu’on lui a fait serait-il coupable ? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par des passions qu’il ne partage point, malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondément immorales ? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l’unique passion survivante à toutes les autres est l’argent, moyen de vanité.

Trois mois après les événements racontés jusqu’ici, la duchesse Sanseverina-Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile et par la noble sérénité de son esprit ; sa maison fut sans comparaison la plus agréable de la ville. C’est ce que le comte Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV le prince régnant, et la princesse sa femme auxquels elle fut présentée par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était curieuse de voir ce prince maître du sort de l’homme qu’elle aimait, elle voulut lui plaire et y réussit trop. Elle trouva un homme d’une taille élevée, mais un peu épaisse ; ses cheveux, ses moustaches, ses énormes favoris étaient d’un beau blond selon ses courtisans ; ailleurs ils eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble de filasse. Au milieu d’un gros visage s’élevait fort peu un tout petit nez presque féminin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait chercher à détailler les traits du prince. Au total, il avait l’air d’un homme d’esprit et d’un caractère ferme. Le port du prince, sa manière de se tenir n’étaient point sans majesté, mais souvent il voulait imposer à son interlocuteur ; alors il s’embarrassait lui-même et tombait dans un balancement d’une jambe à l’autre presque continuel.