Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/147

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sa pensée toujours attachée aux pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce qu’elle appelait encore une fantaisie, comme si c’eût été une horreur, elle redoubla d’attentions et de prévenances pour le comte qui, séduit par tant de grâces, n’écoutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage à Bologne.

La marquise del Dongo, pressée par les noces de sa fille aînée qu’elle mariait à un duc milanais, ne put donner que trois jours à son fils bien-aimé ; jamais elle n’avait trouvé en lui une si tendre amitié. Au milieu de la mélancolie qui s’emparait de plus en plus de l’âme de Fabrice, une idée bizarre et même ridicule s’était présentée et tout à coup s’était fait suivre. Oserons-nous dire qu’il voulait consulter l’abbé Blanès ? Cet excellent vieillard était parfaitement incapable de comprendre les chagrins d’un cœur tiraillé par des passions puériles et presque égales en force ; d’ailleurs il eût fallu huit jours pour lui faire entrevoir seulement tous les intérêts que Fabrice devait ménager à Parme ; mais en songeant à le consulter Fabrice retrouvait la fraîcheur de ses sensations de seize ans. Le croira-t-on ? ce n’était pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement dévoué que Fabrice voulait lui parler ; l’objet de cette course et les sentiments qui agitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu’elle dura, sont tellement absurdes que sans doute, dans l’intérêt du récit, il eût mieux valu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de la sympathie du lecteur ; mais enfin, il était ainsi, pourquoi le flatter lui plutôt qu’un autre ? Je n’ai point flatté le comte Mosca ni le prince.

Fabrice donc, puisqu’il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère jusqu’au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considéré comme un pays neutre et l’on ne demande point de passeport à qui ne descend point à terre.) Mais à peine la nuit fut-elle venue qu’il se fit débarquer sur cette même rive autrichienne, au milieu d’un petit bois qui avance dans les flots. Il avait loué une sediola, sorte de tilbury champêtre et rapide, à l’aide duquel il put suivre à cinq cents pas de distance, la voiture de sa mère, il était déguisé en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux employés de la police ou de la douane n’eut l’idée de lui demander son passeport. A un quart de lieue de Côme, où la marquise et sa fille devaient s’arrêter pour passer la nuit, il prit un sentier à gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se réunit en suite à un petit chemin récemment établi sur l’extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait à chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Les eaux et le