Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/159

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d’un des gendarmes, et fut sur le point de le faire arrêter. Il s’aperçut du danger qu’il courait et pensa à faire feu le premier ; c’était son droit, car c’était la seule manière qu’il eût de résister à quatre hommes bien armés. Par bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets, ne s’étaient point montrés tout à fait insensibles aux politesses qu’ils avaient reçues dans plusieurs de ces lieux aimables ; ils ne se décidèrent pas assez rapidement à faire leur devoir. Fabrice prit la faite en courant à toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant :

— Arrête ! arrête !

Puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de là, Fabrice s’arrêta pour reprendre haleine. « Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre ; c’est bien pour le coup que la duchesse m’eût dit, si jamais il m’eût été donné de revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve du plaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement à mes côtés. »

Fabrice frémit en pensant au danger qu’il venait d’éviter ; il doubla le pas, mais bientôt il ne put s’empêcher de courir, ce qui n’était pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s’arrêter que dans la montagne, à plus d’une lieue de Grianta, et, même arrêté, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg.

« Voilà une belle peur ! se dit-il. (En entendant le son de ce mot, il fut presque tenté d’avoir honte.) Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j’ai le plus besoin c’est d’apprendre à me pardonner ? Je me compare toujours à un modèle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien ! je me pardonne ma peur, car, d’un autre côté, j’étais bien disposé à défendre ma liberté, et certainement tous les quatre ne seraient pas restés debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n’est pas militaire ; au lieu de me retirer rapidement, après avoir rempli mon objet, et peut-être donné l’éveil à mes ennemis, je m’amuse à une fantaisie plus ridicule peut-être que toutes les prédictions du bon abbé. »

En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur, où sa barque l’attendait, il faisait un énorme détour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-être de l’amour que Fabrice portait à un marronnier plante par sa mère vingt-trois ans auparavant. « Il serait digne de mon frère, se dit-il, d’avoir fait couper cet arbre, mais ces êtres-là ne sentent pas les choses délicates ; il n’y aura pas songé. Et d’ailleurs, ce ne serait pas d’un mauvais augure », ajouta-t-il avec fermeté. Deux heures plus tard son regard fut consterné ; des méchants ou un orage avaient rompu l’une des principales branches du jeune arbre, qui pendait desséchée ; Fabrice la coupa avec respect, à l’aide de son poignard, et tailla bien net la