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LES BONS JUGES

j’ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres de ce genre.

— Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca ; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.

— Eh bien, voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à la cour ; j’aurais mieux aimé les voir condamnés par des magistrats jugeant en conscience.

— Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit.

— Si j’étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait mon amour-propre.

— Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime tant les Français, et qui même jadis leur prêta le secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes : Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes ardentes, et qui lisent toute la journée l’histoire de la Révolution de France, avec des juges qui renverraient acquittés les gens que j’accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner les coquins le plus évidemment coupables, et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle ; votre âme si délicate n’a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d’abandonner sur les rives du lac Majeur ?

— Je compte bien, dit Fabrice d’un grand sérieux, faire remettre ce qu’il faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d’affiches et autres, à la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l’auront trouvé ; je vais lire assidûment le journal de Milan, afin d’y chercher l’annonce d’un cheval perdu ; je connais fort bien le signalement de celui-ci.

— Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si, lorsqu’elle galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas ? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d’une trentaine de livres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d’années ; peut-être vos jambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait couper proprement…

— Ah ! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman !