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vieux conte grec, car il était savant. Il ouvre la lettre de son bon maître et y trouve l’ordre adressé au commandant du château de le mettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la comédie qu’il jouait avec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa signature ; Vespasien del Dongo y écrit l’ordre de le reconnaître pour gouverneur général de tous les châteaux sur le lac et supprime la tête de la lettre. Arrivé et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille et qui un jour me vaudront à moi quatre mille livres de rente.

— Vous parlez comme un académicien, s’écria le comte en riant ; c’est un beau coup de tête que vous nous racontez là ; mais ce n’est que tous les dix ans qu’on a l’occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un être à demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte très souvent le plaisir de triompher des hommes à imagination. C’est par une folie d’imagination que Napoléon s’est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher à gagner l’Amérique. John Bull dans son comptoir a bien ri de sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pança l’emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir à ne rien faire d’extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque très respecté, si ce n’est très respectable. Toutefois ma remarque subsiste : Votre Excellence s’est conduite avec légèreté dans l’affaire du cheval ; elle a été à deux doigts d’une prison éternelle.

Ce mot fit tressaillir Fabrice ; il resta plongé dans un profond étonnement. Était-ce là, disait-il, cette prison dont je suis menacé ? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre ? Les prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute l’importance de présages véritables.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ? lui dit la duchesse étonnée ; le comte t’a plongé dans les noires images.

— Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et, au lieu de me révolter contre elle, mon esprit l’adopte. Il est vrai, j’ai passé bien près d’une prison sans fin ! Mais ce valet de chambre était si joli dans son habit à l’anglaise ! quel dommage de le tuer !

Le ministre fut enchanté de son petit air sage.

— Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de toutes peut-être.

Ah ! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se trompait ; le comte ajouta :