Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/167

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léon ! Mais le ministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Giletti a de l’argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignée d’écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage jusqu’à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur ; il y a trois jours, à la dernière représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer, il lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a déchiré son châle bleu. Si tu voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l’avons gagné à une loterie. Le tambour-maître des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l’heure affichée à tous les coins de rues. Viens nous voir ; s’il est parti pour l’assaut, de façon à nous faire espérer qu’il restera dehors un peu longtemps, je serai à la fenêtre et je te ferai signe de monter. Tâche de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t’aime à la passion.

En descendant l’escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était plein de componction : « Je ne suis point changé, se disait-il ; toutes mes belles résolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d’un oeil si philosophique se sont envolées. Mon âme était hors de son assiette ordinaire, tout cela était un rêve et disparaît devant l’austère réalité. Ce serait le moment d’agir », se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu’il chercha dans son cœur le courage de parler avec cette sincérité sublime qui lui semblait si facile la nuit qu’il passa aux rives du lac de Côme. « Je vais fâcher la personne que j’aime le mieux au monde si je parle, j’aurai l’air d’un mauvais comédien ; je ne vaux réellement quelque chose que dans de certains moments d’exaltation. »

— Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse après lui avoir rendu compte de la visite à l’archevêché ; j’apprécie d’autant plus sa conduite que je crois m’apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement ; ma façon d’agir doit donc être correcte à son égard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, à en juger du moins par son voyage d’avant-hier ; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l’on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations, il craint qu’on ne les lui vole ; j’ai envie de lui proposer d’aller passer trente-six heures à Sanguigna. Demain vers les cinq heures, je dois revoir l’archevêque, je pourrai partir dans la soirée et profiter de la fraîcheur de la nuit pour faire la route.

La duchesse ne répondit pas d’abord.

— On dirait que tu cherches des prétextes pour t’éloigner de