Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/178

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et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s’il m’interroge, que j’ai oublié de faire viser mon passeport par le commissaire de police du dernier village des Etats de Parme. » Fabrice avait déjà son passeport à la main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait :

— Ma foi je n’en puis plus ; la chaleur m’étouffe ; je vais au café prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport à viser, l’étranger est là.

Fabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva face à face avec un beau jeune homme qui se disait en chantonnant : « Eh bien ! visons donc ce passeport, je vais leur faire mon paraphe. »

— Où monsieur veut-il aller ?

— A Mantoue, Venise et Ferrare.

— Ferrare soit, répondit l’employé en sifflant.

Il prit une griffe, imprima le visa en encre bleue sur le passeport, écrivit rapidement les mots : Mantoue, Venise et Ferrare dans l’espace laissé en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l’air avec la main, signa et reprit de l’encre pour son paraphe qu’il exécuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette plume ; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passeport à Fabrice en disant d’un air léger :

— Bon voyage, monsieur.

Fabrice s’éloignait d’un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité, lorsqu’il se sentit arrêter par le bras gauche : instinctivement il mit la main sur le manche de son poignard, et s’il ne se fût vu entouré de maisons, il fût peut-être tombé dans une étourderie. L’homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l’air tout effaré, lui dit en forme d’excuse :

— Mais j’ai appelé Monsieur trois fois, sans qu’il répondît ; Monsieur a-t-il quelque chose à déclarer à la douane ?

— Je n’ai sur moi que mon mouchoir ; je vais ici tout près chasser chez un de mes parents.

Il eût été bien embarrassé si on l’eût prié de nommer ce parent. Par la grande chaleur qu’il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé comme s’il fût tombé dans le Pô. « Je ne manque pas de courage contre les comédiens, mais les commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de moi ; avec cette idée je ferai un sonnet comique pour la duchesse. »

A peine entré dans Casal Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise rue qui descend vers le Pô. « J’ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de Cérès », et il entra dans une boutique au-dehors de laquelle pendait un torchon gris attaché à un bâton ; sur le torchon était écrit le mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et