Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/185

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passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra dans la ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu’il avait louée pour faire douze lieues. Arrivés près de Bologne, nos amis se firent conduire à travers champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne, ils passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu’ils purent découvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrèrent à Bologne comme des promeneurs. On avait brûlé le passeport de Giletti : la mort du comédien devait être connue, et il y avait moins de péril à être arrêtés comme gens sans passeport que comme porteurs du passeport d’un homme tué.

Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons ; il fut convenu qu’il irait prendre langue auprès d’eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l’avait laissé partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village où lui, Ludovic, s’arrêterait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frère, s’était déterminé à retourner sur ses pas, il l’avait retrouvé blessé d’un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panser et conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva d’ajouter, quand l’occasion s’en présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s’étaient enfuis emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs passeports.

En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n’osant, sans passeport, se présenter dans une auberge, était entré dans l’immense église de Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur délicieuse ; bientôt il se sentit tout ranimé. « Ingrat que je suis, se dit-il tout à coup, j’entre dans une église, et c’est pour m’y asseoir, comme dans un café ! » Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection évidente dont il était entouré depuis qu’il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir, c’était d’être reconnu dans le bureau de police de Casal Maggiore. « Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui a relu mon passeport jusqu’à trois fois, ne s’est-il pas aperçu que je n’ai pas cinq pieds dix pouces, que je n’ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqué de la petite vérole ? Que de grâces je vous dois, ô mon Dieu ! Et j’ai pu tarder jusqu’à ce moment de mettre mon néant à vos pieds ! Mon orgueil a voulu croire que c’était à une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d’échapper au Spielberg qui déjà s’ouvrait pour m’engloutir ! »