Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/56

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déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avançait à travers champs, et qui passa sur la route.

— Holà, hé ! lui cria cette femme ; holà ! Margot ! ton 6c léger est sur la droite.

— Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros, mais en vérité tu me fais pitié ; j’ai de l’amitié pour toi, sacrédié ! Tu ne sais rien de rien tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu ! Viéns-t’en au 6c léger avec moi.

— Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis résolu d’aller là-bas vers cette fumée blanche.

— Regarde comme ton cheval remue les oreilles ! Dès qu’il sera là-bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main il se mettra à galoper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m’en croire ? Dès que tu seras avec les petits soldats ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et fais comme eux. exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.

Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu’elle avait deviné juste.

— Pauvre petit ! il va être tué tout de suite ; vrai comme Dieu ! ça ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d’un air d’autorité.

— Mais je veux me battre.

— Tu te battras aussi ; va, le 6é léger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde.

— Mais serons-nous bientôt à votre régiment ?

— Dans un quart d’heure tout au plus.

« Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. » A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre.

— C’est comme un chapelet, dit Fabrice.

— On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en donnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.

La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies ; il y avait un pied de boue ; la petite charrette fut sur le point d’y rester : Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois bientôt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s’arrêta tout court : c’était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.

La figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte