Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/62

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l’étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contrebas que le maréchal et l’escorte s’étaient mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumée empêchait de rien distinguer du côté vers lequel on s’avançait, l’on voyait quelquefois des hommes au galop se détacher sur cette fumée blanche.

Tout à coup, du côté de l’ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre à terre. « Ah ! nous sommes attaqués », se dit-il ; puis il vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la suite de ce dernier partit au galop du côté de l’ennemi, suivi de deux hussards de l’escorte et des quatre hommes qui venaient d’arriver. Après un canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva à côté d’un maréchal des logis qui avait l’air fort bon enfant. « Il faut que je parle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder. » Il médita longtemps.

— Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis ; mais ceci est-il une véritable bataille ?

— Un peu. Mais vous, qui êtes-vous ?

— Je suis frère de la femme d’un capitaine.

— Et comment l’appelez-vous, ce capitaine ?

Notre héros fut terriblement embarrassé ; il n’avait point prévu cette question. Par bonheur, le maréchal et l’escorte repartaient au galop. « Quel nom français dirai-je ? » pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maître de l’hôtel où il avait logé à Paris, il rapprocha son cheval de celui du maréchal des logis, et lui cria de toutes ses forces :

— Le capitaine Meunier !

L’autre entendant mal à cause du roulement du canon, lui répondit :

— Ah ! le capitaine Teulier’? Eh bien ! il a été tué.

« Bravo ! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier ; il faut faire l’affligé. »

— Ah ! mon Dieu ! cria-t-il, et il prit une mine piteuse.

On était sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit pré, on allait ventre à terre, les boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se porta vers une division de cavalerie. L’escorte se trouvait au milieu de cadavres et de blessés ; mais ce spectacle ne faisait déjà plus autant d’impression sur notre héros ; il avait autre chose à penser.

Pendant que l’escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d’une cantinière, et sa tendresse pour ce corps respectable l’emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.

— Restez donc, s… ! lui cria le maréchal des logis.

« Que peut-il me faire ici ? » pensa Fabrice, et il continua de galoper vers la cantinière. En donnant de l’éperon à son cheval, il