Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/68

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qui viennent d’être sabrés ; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins ; prends le fusil et la giberne d’un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.

Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.

— Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai… Dieu de Dieu ! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas même charger son arme !… (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup qu’à bout portant, quand ton cavalier sera à trois pas de toi ; il faut presque que ta baïonnette touche son uniforme. « Jette donc ton grand sabre, s’écria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber, nom de D… ! Quels soldats on nous donne maintenant ! »

En parlant ainsi, il prit lui-même le sabre qu’il jeta au loin avec colère.

— Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tiré un coup de fusil ?

— Je suis chasseur.

— Dieu soit loué ! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai.

Et il s’en alla.

Fabrice était tout joyeux. « Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi ! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m’exposer à être tué ; métier de dupe. » Il regardait de tous côtés avec une extrême curiosité. Au bout d’un moment, il entendit partir sept à huit coups de fusil tout près de lui. Mais, ne recevant point l’ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière son arbre. Il était presque nuit ; il lui semblait être à l’espère, à la chasse à l’ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une idée de chasseur ; il prit une cartouche dans sa giberne et en détacha la balle : a si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque >>, et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre ; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. « Il n’est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon coup », il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la détente ; le cavalier tomba avec son cheval."Notre héros se croyait à la chasse : il courut tout joyeux sur la pièce qu’il venait d’abattre. Il touchait déjà l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidité incroyable deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour lé sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois ; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n’étaient plus qu’à trois pas de lui lorsqu’