Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/71

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Voilà qui est fort ! pensa notre héros ; j’ai déjà remarqué cela chez le vice-roi à Milan ; ils ne fuient pas, non ! Avec ces Français il n’est pas permis de dire la vérité quand elle choque leur vanité. Mais quant à leur air méchant je m’en moque, il faut que je le leur fasse comprendre. On marchait toujours à cinq cents pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de là, le caporal et sa troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre la route et où beaucoup de soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coûta quarante francs, et parmi tous les sabres jetés de côté et d’autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. « Puisqu’on dit qu’il faut piquer, pensa-t-il, celui-ci est le meilleur. » Ainsi équipé, il mit son cheval au galop et rejoignit bientôt le caporal qui avait pris les devants. Il s’affermit sur ses étriers, prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Français :

— Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l’air d’un troupeau de moutons… Ils marchent comme des moutons effrayés…

Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se souvenaient plus d’avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un des contrastes des caractères italien et français ; le Français est sans doute le plus heureux, il glisse sur les événements de la vie et ne garde pas rancune.

Nous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait de sa personne après avoir parlé des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne point voir la cavalerie ennemie, dit à Fabrice :

— Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s’il veut nous vendre à déjeuner dites bien que nous ne sommes que cinq. S’il hésite donnez-lui cinq francs d’avance de votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la pièce blanche après le déjeuner.

Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et vraiment l’air de la supériorité morale ; il obéit. Tout se passa comme l’avait prévu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu’on ne reprît pas de vive force les cinq francs qu’il avait donnés au paysan.

— L’argent est à moi, dit-il à ses camarades, je ne paie pas pour vous, je paie pour l’avoine qu’il a donnée à mon cheval.

Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de supériorité ; ils furent vivement choqués, et dès lors dans leur esprit, un duel se prépara pour la fin de la journée. Ils le trouvaient fort différent d’eux-mêmes, ce qui les choquait, Fabrice au contraire commençait à se sentir beaucoup d’amitié pour eux.

On marchait sans rien dire depuis deux heures lorsque le caporal,