Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/78

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bois assez étroit. Avant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée portant l’enseigne du Cheval-Blanc. « Là, je vais dîner », se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l’entrée du pont ; il était à cheval et avait l’air fort triste, à dix pas de lui, trois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes. « Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m’ont bien la mine de vouloir m’acheter mon cheval encore moins cher qu’il ne m’a coûté. » L’officier blessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient l’attendre. « Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la cantinière pour sortir d’embarras… Oui, se dit notre héros ; mais si je prends la fuite, demain j’en serai tout honteux : d’ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l’officier est probablement fatigué ; s’il entreprend de me démonter je galoperai. » En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s’avançait au plus petit pas possible.

— Avancez donc, hussard, lui cria l’officier d’un air d’autorité.

Fabrice avança quelques pas et s’arrêta.

— Voulez-vous me prendre mon cheval ? cria-t-il. — Pas le moins du monde ; avancez.

Fabrice regarda l’officier : il avait des moustaches blanches, et l’air le plus honnête du monde ; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein de sang, et sa main droite aussi était enveloppée d’un linge sanglant. « Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon cheval », se dit Fabrice ; mais, en y regardant de près, il vit que les piétons aussi étaient blessés.

— Au nom de l’honneur, lui dit l’officier qui portait les épaulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez, que le colonel Le Baron est dans l’auberge que voilà, et que je leur ordonne de venir me joindre.

Le vieux colonel avait l’air navré de douleur ; dès le premier mot il avait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens :

— Je suis bien jeune, monsieur, pour que l’on veuille m’écouter ; il faudrait un ordre écrit de votre main.

— Il a raison dit le colonel en le regardant beaucoup ; écris l’ordre, La Rose, toi qui as une main droite.

Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, écrivit quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice, le colonel répéta l’ordre à celui-ci, ajoutant qu’après deux heures de faction il serait relevé, comme de juste, par un des trois cavaliers blessés qui étaient avec lui. Cela dit, il entra dans l’auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il