Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/89

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entrant avait jeté des regards furibonds de tous les côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse de café qu’on lui servait’. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait du XVIe siècle : au lieu de parler de duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l’en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu’il avait appris sur les règles de l’honneur, et revenait à l’instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la première enfance.

L’homme de confiance intime qu’il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à Grianta, personne n’eût prononcé son nom, et sans l’aimable procédé de son frère, tout le monde eût feint de croire qu’il était à Milan, et jamais l’attention de la police de cette ville n’eût été appelée sur son absence.

— Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l’envoyé de sa tante, et si nous suivons la grande route, à la frontière du royaume lombardo-vénitien, vous serez arrêté.

Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui sépare Lugano du lac de Côme : ils se déguisèrent en chasseurs, c’est-à-dire en contrebandiers, et comme ils étaient trois et porteurs de mines assez résolues, les douaniers qu’ils rencontrèrent ne songèrent qu’à les saluer. Fabrice s’arrangea de façon à n’arriver au château que vers minuit ; à cette heure, son père et tous les valets de chambre portant de la poudre étaient couchés depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le fossé profond et pénétra dans le château par la fenêtre d’une cave : c’est là qu’il était attendu par sa mère et sa tante ; bientôt ses sœurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succédèrent pendant longtemps, et l’on commençait à peine à parler raison lorsque les premières lueurs de l’aube vinrent avertir ces êtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.

— J’espère que ton frère ne se sera pas douté de ton arrivée, lui dit Mme Pietranera ; je ne lui parlais guère depuis sa belle équipée, ce dont son amour-propre me faisait l’honneur d’être fort piqué : ce soir à souper j’ai daigné lui adresser la parole, j’avais besoin de trouver un prétexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue qu’il était tout fier de cette prétendue réconciliation, j’ai profité de sa joie pour le faire boire d’une façon désordonnée, et certainement il n’aura pas songé à se mettre en embuscade pour continuer son métier d’espion.

— C’est dans ton appartement qu’il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite ; dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez maîtresses de notre raison, et il s’agit de choisir la meilleure façon de mettre en défaut cette terrible police de Milan.