Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/82

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serais-tu ? N’as-tu pas de vergogne, à ton âge, de n’être pas en état de gagner la valeur d’un cigare ?

— Mais un être si vil !…

— Vil ou non, il t’est mille fois supérieur ; il a agi et tu n’as rien fait. L’homme qui, en servant les passions du fort, se fait donner les quatre sous que coûte un cigare, ou qui, plus fort que les faibles qui possèdent les sacs d’argent, s’empare de ces quatre sous, est un être vil ou non vil ; c’est ce que nous discuterons plus tard, mais il est fort ; mais c’est un homme. On peut le mépriser, mais, avant tout, il faut compter avec lui. Toi, tu n’es qu’un enfant qui ne compte dans rien, qui a trouvé de belles phrases dans un livre et qui les répète avec grâce, comme un bon acteur pénétré de son rôle ; mais, pour de l’action, néant. Avant de mépriser un Auvergnat grossier qui, en dépit d’une physionomie repoussante, n’est plus commissionnaire au coin de la rue, mais reçoit la visite de respect de M. Lucien Leuwen, beau jeune homme de Paris et fils d’un millionnaire, songe un peu à la différence de valeur entre toi et lui. M. Filloteau fait peut-être vivre son père, vieux paysan ; et toi, ton père te fait vivre.

— Ah ! tu seras au premier jour membre