Page:Stendhal - Lucien Leuwen, II, 1929, éd. Martineau.djvu/298

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n’étais pas assez méfiant. J’avais la naïveté et la duperie d’un cœur honnête, je n’étais pas assez coquin. Oh ! que la question de mon père avait un grand sens : Es-tu assez coquin ? Il faut courir à la Trappe, ou me faire aussi adroit que tous ces chefs et sous-chefs qui viennent donner la bienvenue à M. le maître des requêtes. Sans doute, les premiers vols à favoriser sur quelque fourniture de foin pour les chevaux ou de linge pour les hôpitaux me répugneront. Mais à la Trappe, menant une vie innocente et dont tout le crime est de mystifier quelques paysans des environs ou quelques novices, ma vanité blessée me laisserait-elle un moment de repos ? Comment digérer cette idée d’être inférieur par l’esprit à tous ses contemporains ?… Apprenons donc sinon à voler, du moins à laisser passer le vol de Son Excellence, comme tous ces commis dont je fais la connaissance aujourd’hui. »

La physionomie que donnent de pareilles idées n’est pas précisément celle qu’il faut pour faire naître un dialogue facile et de bon goût entre gens qui se voient pour la première fois. Après cette première journée de ministère, la misanthropie de Lucien était de cette forme : il ne songeait pas aux hommes quand il ne les voyait pas, mais leur présence un peu prolongée lui