Page:Stendhal - Lucien Leuwen, II, 1929, éd. Martineau.djvu/339

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les soldats et les citoyens, et cependant maintenir entre eux les duels suivis de mort à moins de six par mois.

Lucien le regarda.

— Pour toute la France, reprit le ministre ; c’est le taux arrêté dans le Conseil des ministres. Le général N… s’était contenté jusqu’ici de faire courir dans les casernes ces bruits d’attaques et de guet-apens commis par des gens du bas peuple, par des ouvriers, sur des militaires isolés. Ces classes sont sans cesse rapprochées par la douce égalité ; elles s’estiment : il faut donc, pour les désunir, un soin continu dans la police militaire. Le général N… me tourmente sans cesse pour que je fasse insérer dans mes journaux des récits exacts de toutes les querelles de cabaret, de toutes les grossièretés de corps de gardes, de toutes les rixes d’ivrognes, qu’il reçoit de ses sergents déguisés. Ces messieurs sont chargés d’observer l’ivresse sans jamais se laisser tenter. Ces choses font le supplice de nos gens de lettres. « Comment espérer, disent-ils, quelque effet d’une phrase délicate, d’un trait d’ironie de bon goût, après ces saletés ? Qu’importent à la bonne compagnie des succès de cabaret, toujours les mêmes ? À l’exposé de toutes ces vilenies, le lecteur un peu littéraire jette le journal et ajoute, non sans raison, quelque mot