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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

se détermina, avec plusieurs de ses amis, à quitter le monde. Il avait alors cinquante-quatre ans. Il se présenta à Hugues, évêque de Grenoble, qui avait été son disciple, et qui lui indiqua, à six lieues au nord de la ville, ce désert de la Chartreuse. Voici la description qu’en donne dom Pierre Dorlande, l’un des premiers historiens de l’ordre[1].

« Il se trouve en Dauphiné, au voisinage de Grenoble, un lieu affreux, froid, montagneux, couvert de neige, environné de précipices et de sapins, appelé par aucuns Cartuse, et par d’autres Grande-Chartreuse. C’est un ermitage fort ample et étendu, mais habité seulement par des bêtes, et inconnu des hommes pour l’âpreté de son accès. Il y a des rochers hauts et élevés, des arbres sylvestres et infructueux ; et sa terre est si stérile et inféconde, que l’on n’y peut rien planter ou semer. En ce lieu, Bruno désigna sa demeure, et, n’ayant là aucune cellule, il demeurait dans les pertuis des rochers. »

Bruno vécut en ces lieux sans écrire aucune règle : son exemple seul en servait. Quarante-quatre ans après lui, Guignes, un de ses successeurs, écrivit les statuts appelés Coutumes de dom Guignes.

Voici la traduction d’un article dont nous étions destinés à éprouver les sévères effets :

« Nous ne permettons jamais aux femmes d’entrer dans notre enceinte ; car nous savons que ni le sage, ni le prophète, ni le juge, ni l’hôte de Dieu, ni ses enfants, ni même le premier modèle sorti de ses mains, n’ont pu échapper aux caresses ou aux tromperies des femmes. Qu’on se rappelle Salomon, David, Samson, Loth, et ceux qui avaient pris des femmes qu’ils avaient choisies, et Adam lui-même ; et qu’on sache bien que l’homme ne peut cacher du feu dans son sein sans que les vêtements soient embrasés, ni marcher sur des charbons ardents sans se brûler la plante des pieds. »

  1. Chronique de l’ordre des Chartreux, édition de Tournay.