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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Le bal de ce soir a été charmant ; les femmes du pays, d’une fraîcheur ravissante, ont un naturel qui enchante dès l’abord, et dont, à force d’art, on approche parfois à Paris dans la très-bonne société. Quelques femmes, en fort petit nombre il est vrai, ont du naturel en province ; mais alors elles passent pour sottes parmi leurs connaissances. — J’entrevois au bal deux ou trois grandes dames de France.

Ce matin j’ai pris une barque, et j’ai traversé le lac du Bourget, non sans peine ; il faisait un vent ridicule pour une aussi petite mer. Je suis arrivé à l’abbaye de Haute-Combe, située dans une plaine de deux cents pas de large, au pied des rochers. Il y a là douze moines cloîtrés, qui ont pour abbé un petit bossu plein d’esprit et fort aimable.

C’est dans cette antique abbaye que les ducs de Savoie se faisaient enterrer, et le dernier roi de Sardaigne, Charles-Félix, a voulu être placé à côté de ses ancêtres. Par ses ordres, on avait réparé l’abbaye de Haute-Combe ; il y avait un appartement fort mal meublé où il venait passer six semaines chaque année. Un moine, à qui M. de C… m’avait recommandé, m’a fait avoir d’excellent thé, dont j’avais grand besoin après la tempête, et m’a montré un exemplaire de Guichenon (c’est l’historien de la maison de Savoie) enrichi de notes curieuses. Je ne sais quel homme oisif s’est donné la peine de réfuter les innombrables mensonges de cet auteur. Quelle confiance peut mériter un homme qui vit dans une monarchie et en écrit l’histoire ? Les rois de Sardaigne firent, dit-on, arrêter Giannone, l’historien de Naples, qui traversait le Piémont, et le tinrent bravement en prison jusqu’à sa mort, arrivée en 1748, à l’âge de soixante-douze ans[1].

J’ai encore eu un temps fort désagréable pour revenir à Aix ; le vent s’engouffre dans les gorges des montagnes qui dominent

  1. Giannone fut enfermé successivement au château de Miolan, au fort de Ceva, et enfin à la citadelle de Turin, où il mourut. (R. C.)