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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

celui des toiles que les officiers municipaux avaient fait tendre entre les arbres.

Partout, ce sont des scènes déchirantes ; la peste vient rompre violemment tous les liens qui attachent l’homme à la vie : une femme voit mourir son amant, un père sa fille, etc., etc.

Au milieu de ces tableaux horribles, l’œil du spectateur suit avec complaisance des hommes qu’il voit s’occuper du soin de secourir les malades ou s’acquitter du ministère le plus dangereux, celui de faire enterrer les morts. Les forçats, les malfaiteurs, employés à ce terrible office, n’y peuvent plus suffire, ils précipitent les cadavres par les fenêtres, les entassent dans des tombereaux ou les traînent avec des crocs.

Ces tableaux de Serre sont célèbres ; ils ont été gravés, et toutefois les figures n’ont que des expressions exagérées, et par conséquent peu touchantes. Lors de l’exposition de 1837, un jury composé d’académiciens a refusé un tableau de M. Bard, représentant la révolte de Masaniello à Naples, à peu près du même genre que les tableaux de Marseille et infiniment supérieur. Chacune des têtes de M. Bard a une expression convenable. Messieurs du jury ont trouvé apparemment que M. Bard n’avait pas assez imité les compositions nobles de M. Vincent ou de M. Vanloo, qui étaient à la mode quand ces messieurs étaient jeunes et avaient du succès.

La peste de Marseille offre un trait de justice à peu près aussi respectable : tout le monde fit son devoir à Marseille en 1720. M. Roze fut l’homme actif de l’époque ; il commandait à la force agissante, faisait porter les malades dans les hôpitaux, enterrer les morts, etc. M. de Belzunce, évêque de Marseille, distribuait d’abondantes aumônes, confessait et administrait les mourants ; on en a fait un héros, un grand homme, et M. Roze, quoique anobli pour ses immenses services, est resté presque inconnu. Rien de plus simple, Belzunce était prêtre et noble[1] : les deux

  1. Voir les Mémoires de Saint-Simon, et même le timide Lémontey.