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ŒUVRES DE STENDHAL.

briques et plantée de jeunes platanes ; ils produisent un effet charmant et qui me surprend fort. Mes affaires ont été terminées en deux heures ; mon correspondant est un bon garçon qui a toute la franchise provençale ; il me fait voir la Corderie, la fabrique de vaisseaux, les forçats, etc. Ces vues-là sont des corvées horribles, la dernière surtout. Je suis persuadé que les gens qui nous démontrent tout cela mentent sans cesse.

Deux ou trois fois aujourd’hui, nos ciceroni n’ont pu répondre aux objections d’un ignorant tel que moi, privé de la mémoire des noms et des dates d’une manière fabuleuse, ce qui devrait faire triompher les sots. Ceux qui me montraient les choses maritimes voulaient me persuader, par des gestes bien comiques, qu’il était ridicule de regarder trop en détail les choses qu’ils nous montraient. Je me suis permis de faire quelques objections sur la partie du fer ; ils sont restés muets ; je croirais assez qu’ils n’y comprennent pas un mot.

Cela fait, il a fallu monter sur un vaisseau de soixante canons ; j’ai fait semblant de n’avoir jamais navigué, afin de m’entendre dire quelque chose d’amusant, ce qui ne s’est pas fait attendre. On m’a parlé de vagues hautes de cent pieds. J’ai entrevu des lithographies passablement voluptueuses dans la cabine des aspirants, ce que j’approuve fort ; mais j’aurais voulu y voir aussi un volume de Montesquieu. Quel beau métier pour s’instruire réellement ! Sans nuire aucunement à son service, et en ayant seulement le courage de braver le ridicule, un jeune officier de marine pourrait lire, comme il faut lire, vingt-cinq volumes par an. De retour à Paris, après six ans de navigation, il pourrait battre tous les jeunes gens ses contemporains. Serait-il vrai que même la science de leur métier soit un ridicule parmi ces messieurs[1] ?

Un capitaine de vaisseau est bien autre chose qu’un colonel ; presque toujours isolé à la mer, il est général en chef.

  1. M. Arago, session de 1837, à propos de M. de Blosseville.