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ŒUVRES DE STENDHAL.

Un instant après, mon compagnon de voyage ajoute avec un soupir :

— J’ai ma tante, monsieur, la mère de cette cousine dont je vous parlais il n’y a qu’un instant, et qui a de si jolis cheveux ; eh bien, elle me disait hier soir : « Faut-il que j’aie passé soixante et quinze ans de ma vie sans connaître la vraie religion ! »

Mon compagnon de voyage me raconte que dans un département voisin les juste-milieu ont acheté cinq mille francs un journal qui tombait ; ils ont fait entre eux une souscription de cent francs par tête et ont appelé de cent lieues de là un écrivain spirituel auquel ils donnent trois ou quatre mille francs par an. Ils ont ainsi le plaisir de lire tous les matins un article qui les confirme dans leur façon de penser.

— Voilà qui est très-constitutionnel, monsieur, et je voudrais que chaque Français pût faire ainsi représenter son opinion.

Ma réponse était une imprudence ; aussi a-t-elle amené un long silence ; la province n’est pas encore arrivée à ces sortes de vérités.

— Savez-vous, monsieur, me suis-je écrié avec l’air admiratif, que tout le monde parle français maintenant dans vos pays ? il y a six ans, à mon précédent voyage, je ne pouvais pas soutenir la conversation au café ; maintenant tout le monde parle français.

— Et un très-bon français, s’est empressé d’ajouter le compagnon de voyage.

Rien n’est plus faux ; ils parlent un français qui fait peine à entendre ; je les aimais bien mieux quand ils parlaient leur patois, qui, du moins, était rempli de grâces. Ce qui est très-vrai, c’est que ces bourgeois de petites villes introduisaient dans leur conversation une foule de remarques basses et ignobles, mais fort caractéristiques et dont maintenant il n’est plus question. Le français tue ces sortes de pensées naïves. On n’ose pas dire en français que le fruitier qui étale sur l’escalier de la maison commune paye deux sous par jour de loyer à la mairie.

Les domestiques ne disent plus, ajoute mon interlocuteur :