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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

ler, propre aux peuples du Midi, est à la fois barbare et amusante ; c’est le contraire des diligences anglaises, avec lesquelles j’ai fait cent quatre lieues en vingt-trois heures (de Lancastre à Londres).

On nous parle sans cesse des carlistes ; il est bien vrai qu’ils étaient près d’ici il y a huit jours ; mais il me semble que maintenant ils sont à plus de dix lieues, vers l’Èbre. À la moindre alarme, mes compagnons se mettent en prière ; ils appartiennent pourtant, trois du moins, à la haute société. Un Français n’oserait jamais prier, même en croyant à l’efficacité de la prière, de peur qu’on ne se moquât de lui. Ce qui me charme dans mes Espagnols, c’est l’absence complète de cette hypocrisie, qui n’abandonne jamais l’homme comme il faut de Paris. Les Espagnols sont tout à leur sensation actuelle. De là les folies qu’ils font par amour, et leur profond mépris pour la société française, basée sur des mariages conclus par des notaires.

Un Français voyageait dernièrement du côté de Valence ; il était porteur de quatre-vingts onces d’or (l’once vaut en ce pays-ci quatre-vingt-deux francs). Ce Français était bien coupable ; il avait, de plus, une chaîne d’or à sa montre et quelques bagues. Les autorités d’un village où il voulut passer la nuit l’ont fait accabler de coups de bâton ; quand il n’a plus pu se défendre, on lui a enlevé la chaîne, les onces, les bagues, et on l’a jeté en prison.

Au bout de neuf jours, voyant qu’il ne mourait point, on l’a poussé hors de la prison, et il a été obligé de mendier pour arriver jusqu’à Valence.

Le consul de France a été indigné ; il s’est hâté d’écrire à son ambassadeur, lequel a écrit au gouvernement de la reine, qui a ordonné une enquête. Les autorités du village, les magistrats chargés de cette enquête ont déclaré que le Français était un carliste ; la vérité leur était bien connue ; mais ils ont considéré que l’alcade du village et ses adjoints, qui avaient dévalisé le Français, seraient déshonorés si la vérité était connue.