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ŒUVRES DE STENDHAL.

Dol et Avranches ; mais, avant de monter en diligence, j’ai regardé la figure de mes compagnons de voyage ; elle m’a effarouché. Je suis remonté sur le mur, et j’ai perdu le prix de ma place.

Le coucher du soleil m’a dédommagé du retard, il a été magnifique : le ciel était en feu, ce qui donnait une couleur plus noire encore aux îlots de Saint-Malo. J’ai passé mon temps sur la plage du couchant, au milieu d’une troupe d’enfants qui avaient ôté leurs souliers, et jouaient avec le flot puissant de la mer ; ils se retiraient à mesure que la lame montante venait les mouiller.

Quelle idée noble et exagérée je me faisais de Saint-Malo, d’après ses hardis corsaires ! Sera-ce donc toujours là mon erreur ? Que d’enfantillage il y a encore dans cette tête ! Je n’ai vu que des figures à argent. Dans tout l’art de la peinture, y a-t-il rien d’aussi laid que les contours de la bouche d’un banquier qui craint de perdre ?

Au milieu de cette sécheresse d’âme, je n’ai trouvé qu’une intonation touchante ; c’était un postillon qui me disait : « Ah ! monsieur, quand on vient de ce côté-ci, il faut toujours reprendre le même chemin : on ne peut pas aller plus loin. » Dans ce dernier mot si commun, il y avait par hasard toute la tristesse profondément sentie d’un insulaire ou d’un prisonnier. J’ai songé à ce pauvre Pellico.

On va me trouver exagéré ; mais enfin je tiens à la bizarrerie de dire la vérité (j’en excepte, bien entendu, les vérités dangereuses). Voici ce que je trouve dans mon journal, à la date de Saint-Malo :

« On ne sait rien faire bien en province, pas même mourir. Huit jours avant sa fin, un malheureux provincial est averti du danger par les larmes de sa femme et de ses enfants, par les propos gauches de ses amis, et enfin par l’arrivée terrible du prêtre. À la vue du ministre des autels, le malade se tient pour mort ; tout est fini pour lui. À ce moment commencent les scènes déchirantes, renouvelées dix fois le jour. Le pauvre homme