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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

fort chanceux ; il a perdu trente mille francs il y a trois ans ; les bœufs ne voulaient point s’engraisser. Ce monsieur nous dit des choses curieuses de l’instinct de ces animaux.

La noble paysanne, voyant l’intérêt avec lequel j’écoute les détails donnés par l’éleveur de bœufs, me raconte à son tour tous les détails de l’état de sabotier ; ces gens-là passent leur vie dans les forêts. Ce que j’apprends à ce sujet m’a engagé à faire une excursion dont je rendrai compte plus tard.

En arrivant au long faubourg de Granville, un tonneau de bière qui était sur le devant de la diligence est tombé, et ma compagne de voyage s’est en quelque sorte éclipsée ; j’ai respecté son incognito, si c’en est un. J’avais en face de moi, au delà d’une vallée profonde, un promontoire élevé de deux ou trois cents pieds, et terminé, du côté de la mer, par un précipice ; c’est sur cette falaise qu’est juchée la ville fortifiée de Granville. Mais peu de gens se donnent la corvée d’habiter cette montagne, ou résident au bas dans un second faubourg différent de celui dont j’ai déjà parlé. Je monte à la ville. Les maisons, noires, tristes et fort régulières, n’ont que deux petits étages ; elles ressemblent fort aux maisons des petites villes d’Angleterre. Malgré leur position élevée et la vue de la mer dont jouissent toutes celles du côté droit de la rue en allant à l’église, la tristesse sombre est le trait marquant de cette antique cité. Je vais jusqu’au bout du cap qui se termine par un grand pré entouré par la mer de trois côtés. Un enfant du pays disait : « On parle si souvent du bout du monde, eh bien ! le voilà. » Cette idée ne manque pas de justesse.

La mer, ce soir, était sombre et triste ; elle bat le rocher de tous les côtés à deux cents pieds au-dessous du promeneur. Ce pré est séparé de la ville par une vaste caserne, qu’on aurait dû entourer d’un mur crénelé dans le goût gothique et élevé de dix pieds au-dessus du toit. Après cette dépense si peu considérable, ce gros édifice aurait eu quelque physionomie.

Sur ce pré paraissaient quelques malheureux moutons tour-