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ŒUVRES DE STENDHAL

15 septembre. — L'aimable colonel Corner nous racontait ce soir, chez madame Lampugnani, qu'un jour, pendant que ses mules reposaient, il s'arrêta dans une auberge d'Espagne, et se mit à la fenêtre.

Un aveugle arriva, s'assit sur le banc devant l'auberge, accorda sa guitare, et puis se mit à jouer négligemment. Une servante venait de loin, portant un vase d’eau sur la tête. D'abord elle se mit à marcher en cadence, puis fit de petits sauts, et enfin, quand elle arriva près de l’aveugle, elle dansait tout à fait. Elle posa sa cruche, et se mit à danser de tout son cœur. Un garçon d'écurie, qui traversait la cour au loin, portant un bât de mule, laissa là son fardeau et se mit à danser. Enfin, en moins d'une demi-heure, treize Espagnols dansaient autour de l'aveugle. Ils s’occupaient fort peu les uns des autres. Il n'y avait pas vestige de galanterie, chacun avait l'air de danser pour son compte, et afin de se faire plaisir, comme on fume un cigare.

Les dames romaines se sont récriées sur la folie des Espagnols : se donner tant de peine pour rien ! « Il est certain, me disait M. Corner, qu'il y a dans notre caractère italien quelque chose de sombre et de tendre qui ne s'accommode point des mouvements précipités. Cette nuance de délicatesse et de volupté douce manque tout à fait en Espagne, aussi la beauté y est-elle rare. Les Espagnoles n'ont de fort bien que la jambe et les jolis pieds qui leur servent à danser. C'est aussi ce qu’on peut louer le plus rarement chez nos femmes d'Italie. Ici tout mouvement, quand l'âme est rêveuse, semble un effort pénible. Il y a de beaux yeux en Espagne ; mais ils sont durs, et montrent plutôt l’énergie qu’il faut pour les grandes actions que le feu sombre et voilé des passions tendres et profondes.

• « L'Espagnol aime la musique qui fait danser ; l'Italien, la