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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/101

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précipitait avec un épouvantable bruit de tonnerre qui me résonnait dans le ventre ; et un nuage d’embrun flottait sur le courant. Sans regarder ni à droite ni à gauche, Alan s’élança d’un bond sur le rocher du milieu, s’y laissa retomber à quatre pattes pour se retenir, car le rocher n’était pas large, et il aurait pu facilement passer par-dessus. Je n’avais pas encore eu le loisir d’évaluer la distance ou de comprendre le danger, que je l’avais suivi, et qu’il m’avait empoigné et arrêté.

Nous étions donc là, côte à côte sur un étroit rocher tout glissant d’embrun ; il nous restait un bras encore plus large à sauter, et la rivière mugissait tout alentour de nous. Quand je me vis là, une affreuse nausée de crainte m’envahit, et je me cachai les yeux, de la main. Alan me secoua ; je le voyais parler, mais le bruit du rapide et le trouble de mon esprit m’empêchaient de l’entendre ; je m’aperçus toutefois que son visage rougissait de colère, et qu’il frappait du pied le rocher. Le même coup d’œil me montra les eaux profondes, et l’embrun suspendu dans l’air ; aussi je me voilai de nouveau la face, en frissonnant.

L’instant d’après, Alan m’avait mis aux lèvres la gourde d’eau-de-vie et il m’obligeait d’en boire la valeur d’un gobelet, ce qui me fit remonter le sang au cerveau. Puis, se faisant un porte-voix de ses mains qu’il appliqua contre mon oreille, il cria : « Pendu ou noyé ! » et, me tournant le dos, il sauta par-dessus le deuxième bras du courant, et prit terre sans encombre.

J’étais alors sur le rocher, ce qui me laissait plus de place ; l’eau-de-vie chantait à mes oreilles ; j’avais encore sous les yeux ce bon exemple, et juste assez de raison pour discerner que si je ne sautais pas sans retard, je ne sauterais pas du tout. Je fléchis sur mes jarrets et m’élançai, avec cette espèce de fureur désespérée qui tient parfois lieu de courage. En vérité, ce furent mes mains seules qui atteignirent l’autre bord ; elles glissèrent, se rattrapèrent, glissèrent de nouveau ; et j’allais retomber dans le courant, lorsque Alan me saisit, d’abord par les cheveux, puis au collet, et, d’un grand effort, m’attira sur la rive.

Sans dire un mot, il reprit sa course à toutes jambes, et il me fallut me remettre debout et courir derrière lui. J’étais fatigué, avant cela, mais je me sentais affreusement brisé, et à moitié ivre de l’eau-de-vie ; je trébuchais tout courant, un point de côté horrible me lancinait ; et lorsque Alan fit halte sous un gros roc qui se dressait parmi beaucoup d’autres, ce ne fut pas trop tôt pour David Balfour.

Un gros roc, dis-je ; mais c’étaient en réalité deux blocs qui s’arc-boutaient par leurs sommets, de vingt pieds de haut chacun et, à première vue, inaccessibles. Même Alan (qui paraissait doué de quatre mains) dut s’y reprendre à deux fois pour arriver au haut. À la troisième tentative, et en se mettant debout sur mes épaules, et de là s’élançant avec une telle violence que je pensai avoir l’échine rompue, il réussit à y prendre pied. Une fois là-haut, il me tendit son ceinturon de cuir ; et avec l’aide de ce ceinturon et d’une couple de crevasses où se posa mon pied, je me hissai à côté de lui.

Je découvris alors pourquoi il était monté là ; car les deux blocs,