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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/113

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whig pour convenir à un gentilhomme de ma sorte, mais il y a d’autres moments où vous vous montrez plein d’esprit ; et c’est alors, David, que je vous aime comme un frère.

La brume se leva et se dissipa, nous laissant voir une étendue de pays aussi vide que la mer ; seuls, les oiseaux de marais et les courlis piaulaient par-dessus, et dans la distance, vers l’est, une harde de daims faisait des points mobiles. Une partie de cette étendue était rousse de bruyère ; le reste, coupé de fondrières, d’étangs et de trous à tourbe ; ici, la bruyère était noircie par le feu ; plus loin, toute une forêt de sapins morts dressaient encore leurs squelettes. On ne vit jamais plus lugubre désert ; mais il était du moins libre de troupes, ce qui était pour nous le principal.

Nous descendîmes donc dans cette plaine et entreprîmes d’atteindre, par un chemin fastidieusement contourné, sa limite orientale. Tout autour (il ne faut pas l’oublier) s’élevaient les cimes de montagnes d’où nous pouvions être à chaque instant découverts ; il convenait donc de nous tenir dans les parties creuses du marais, et quand celles-ci nous écartaient de notre direction, de n’avancer sur la surface nue qu’avec d’infinies précautions. Parfois, durant des demi-heures entières, il nous fallait ramper d’un buisson à l’autre, tels des chasseurs qui vont surprendre un daim. C’était de nouveau une journée pure, avec un soleil éclatant ; l’eau de notre gourde à eau-de-vie fut bientôt épuisée ; et, ma foi, si j’avais pu imaginer ce que cela signifiait, de ramper la moitié du temps à plat ventre et de marcher, le reste, plié en deux, j’aurais sans doute reculé devant une entreprise aussi harassante.

À peiner, puis nous reposer pour peiner encore, la matinée se passa ; et vers midi nous nous couchâmes dans un épais fourré de bruyère, pour dormir. Alan prit le premier quart ; et il me sembla que je venais à peine de fermer les yeux quand il m’éveilla pour prendre le second. Nous n’avions pas de montre pour nous renseigner ; et afin d’en tenir lieu, Alan ficha dans le sol une baguette de bruyère : dès que son ombre atteindrait un point déterminé vers l’est, je saurais qu’il était temps de l’éveiller. Mais j’étais alors si recru que j’aurais bien dormi douze heures d’affilée ; j’avais le goût du sommeil dans la gorge ; mes membres dormaient tandis même que mon esprit veillait ; la chaude senteur de la bruyère avec le bourdonnement des abeilles sauvages, se liguaient pour m’engourdir ; et de temps à autre une secousse me traversait et m’apprenait que je venais de sommeiller.

La dernière fois que je me réveillai, il me sembla revenir de plus loin, et je crus voir que le soleil avait fait beaucoup de chemin dans le ciel. Je regardai la baguette de bruyère, et faillis pousser un cri, car j’avais trahi ma consigne. J’étais éperdu de crainte et de honte ; et à ce que je vis, en regardant autour de moi sur le marais, mon cœur cessa de battre. Car, sans nul doute, un corps de cavaliers était survenu pendant mon sommeil, et ils arrivaient sur nous du sud-est, développés en éventail et poussant leurs chevaux çà et là parmi les fourrés de bruyère.