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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/14

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nourriture… c’est une admirable nourriture que le porridge. (Il marmotta un bout de bénédicité, et attaqua.) Votre père aimait beaucoup la viande, je m’en souviens ; il était gourmet, sinon gourmand ; mais moi, je ne fais guère que grignoter.

Il but une gorgée de petite bière, ce qui lui rappela sans doute les devoirs de l’hospitalité, car ses paroles suivantes furent :

– Si vous avez soif, vous trouverez de l’eau derrière la porte.

Je ne répondis pas à mon oncle, mais restai campé sur mes deux pieds, à le regarder de haut, le cœur plein de colère. De son côté, il mangeait comme quelqu’un de pressé, et jetait des coups d’œil furtifs tantôt sur mes souliers, tantôt sur mes bas rustiques. Une seule fois, où il hasarda plus haut son regard, nos yeux se rencontrèrent ; et un voleur pris la main dans le sac n’aurait pas laissé voir malaise plus intense. Cela me fit rêver, et je me demandai si sa timidité venait d’un manque trop prolongé de société, et si je ne pourrais pas, avec un peu d’effort, l’amener à disparaître, et changer ainsi mon oncle en un tout autre homme. Je fus rappelé à moi par sa voix aigre.

– Votre père est mort depuis longtemps ?

– Trois semaines, monsieur.

– C’était un renfermé, qu’Alexandre, – un renfermé, un silencieux. Il ne parlait déjà pas beaucoup étant jeune. Vous a-t-il dit grand-chose de moi ?

– Je ne savais même pas, monsieur, avant que vous me l’ayez dit, qu’il eût un frère.

– Mon Dieu, mon Dieu ! dit Ebenezer. Et non plus de Shaws, je suppose ?

– J’en ignorais même le nom, monsieur, dis-je.

– Quand j’y pense ! dit-il. Quel singulier caractère ! Néanmoins, il avait un air étrangement satisfait, mais était-ce de lui, ou de moi, ou de la conduite de mon père, impossible de le discerner. Mais d’évidence, il paraissait bien surmonter cette antipathie et ce mauvais vouloir qu’il avait manifesté dès l’abord à rencontre de ma personne ; car il se leva soudain, traversa la pièce, et vint me donner une tape sur l’épaule.

– Nous nous entendrons ! s’écria-t-il. Je suis ma foi bien aise de vous avoir fait entrer… Et maintenant, allez vous coucher.

À ma surprise, sans allumer ni lampe ni chandelle, il me précéda dans le corridor, s’avançant à tâtons dans les ténèbres, et respirant très fort. Nous montâmes un escalier, et il s’arrêta devant une porte, qu’il ouvrit. J’étais sur ses talons, l’ayant suivi de mon mieux tout trébuchant ; mais alors il me dit d’entrer, et que c’était là ma chambre. Je lui obéis, mais au bout de quelques pas je m’arrêtai et lui demandai une lumière pour y voir à me coucher.

– Tu ! tu ! dit l’oncle Ebenezer, il y a de la lune assez.

– Ni lune, ni étoiles, monsieur, il fait noir comme dans un four, dis-je ; je ne trouve pas le lit.

– Tu ! tu ! tu ! tu ! dit-il. Des lumières dans une maison, je n’aime