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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/19

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beaucoup plus fort que lui, et ne m’effrayais pas aisément. Lâchez donc ma jaquette. Ce ne sont pas là des façons.

Mon oncle parut faire un grand effort sur lui-même.

– Parbleu, ami David, dit-il ; il ne faut pas me parler ainsi de votre père. Voilà où est votre erreur. Il se rassit tout tremblant, et fixa les yeux sur son assiette. « C’était mon frère unique », ajouta-t-il, mais sans la moindre émotion dans la voix. Puis ramassant sa cuiller, il se remit à manger, mais sans cesser de trembler.

Or, cette dernière scène, ces mains portées sur ma personne et cette soudaine profession d’amour envers mon défunt père dépassaient tellement ma compréhension que je fus saisi à la fois de crainte et d’espérance. D’une part, je me demandais si mon oncle n’était pas fou, et susceptible de devenir dangereux ; d’autre part, il me revint à l’esprit (tout à fait involontairement, et même malgré moi) une manière d’histoire sous forme de complainte que j’avais ouï chanter, d’un pauvre garçon qui était héritier légitime et d’un méchant parent qui l’empêchait d’obtenir son bien. Pourquoi mon oncle eût-il joué ce rôle, vis-à-vis d’un neveu qui arrivait, presque mendiant, à sa porte, s’il n’avait eu au fond du cœur une raison de le craindre ?

Hanté par cette idée, que je repoussais mais qui s’implantait fortement dans ma cervelle, j’en vins à imiter ses regards subreptices ; en sorte que nous étions attablés comme un chat et une souris, chacun surveillant l’autre à la dérobée. Il ne trouva plus un mot à dire, mais il était occupé à retourner quelque pensée en lui-même ; et plus je le regardais, plus j’acquérais la certitude que cette pensée était loin de m’être favorable.

Après avoir débarrassé la table, il tira, juste comme le matin, une pipée unique de tabac, attira un escabeau dans l’angle de la cheminée, et resta assis un moment à fumer, en me tournant le dos.

– David, dit-il enfin, j’y songe ; puis il fit une pause et répéta : – J’y songe. Il y a cet argent que je vous ai à moitié promis avant votre naissance… ou plutôt que j’ai promis à votre père. Oh ! rien de légal, comprenez-le ; tout juste un badinage de gentleman après boire. Eh bien ! j’ai mis cet argent de côté – grosse dépense, mais enfin une promesse est une promesse – et la somme est devenue aujourd’hui l’affaire de juste exactement… juste exactement… (il fit une pause, et balbutia) – de juste exactement quarante livres ! Ces derniers mots furent lancés avec un regard de côté par-dessus son épaule ; mais l’instant d’après, il ajoutait, dans une sorte de cri : – d’Écosse !

La livre d’Écosse étant la même chose que le shilling anglais[4], la différence entraînée par ce correctif était énorme. Je voyais bien, d’ailleurs, que toute l’histoire n’était qu’un mensonge inventé dans un but que je m’évertuais à deviner ; et je ne cherchai pas à atténuer le ton railleur de ma réponse :

– Oh ! réfléchissez un peu ! Livres sterling, plutôt !