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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/84

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il y a toujours une quantité d’acier caché en de bons endroits. Et puis Colin Campbell fait intervenir les soldats. Mais malgré tout, si j’étais de sa femme, je n’aurais pas de repos qu’il ne soit rentré chez lui. Ce sont de drôles de clients, ces Appin Stewart.

Je lui demandai s’ils étaient pires que leurs voisins.

– Que non pas, dit-il. Et c’est le plus triste de l’histoire. Car si Colin Roy réussit à faire exécuter sa volonté en Appin, il lui faut tout recommencer dans le pays voisin, que nous appelons Mamore, et qui appartient aux Camerons. Il est agent du roi pour les deux, et dans les deux il devra expulser les tenanciers ; et, à vous parler franchement, monsieur Balfour, je suis persuadé que s’il échappe aux uns, il recevra la mort chez les autres.

Nous continuâmes de la sorte à causer et à cheminer la plus grande partie du jour. Enfin, M. Henderland, après m’avoir dit tout le plaisir qu’il prenait à ma société, et sa joie d’avoir rencontré un ami de M. Campbell (« que je me permettrai, ajouta-t-il, d’appeler : ce doux chantre de notre Sion covenantaire »), me proposa d’abréger mon étape, et de passer la nuit sous son toit, un peu au-delà de Kingairloch. À vrai dire, cette offre me combla de joie, car je n’avais pas grand goût pour Jean de la Claymore, et depuis ma double mésaventure, d’abord avec le guide, et puis avec le patron gentleman, j’appréhendais un peu la rencontre de nouveaux Highlanders. Je me hâtai donc d’accepter, et arrivai dans l’après-dînée à une petite maison isolée sur la rive du Linnhe Loch. Le soleil avait déjà quitté le flanc dénudé des montagnes d’Ardgour, mais brillait encore sur celles d’Appin ; le loch était paisible comme un lac, à part les mouettes qui piaillaient alentour de ses bords ; et tout le paysage avait un aspect étrangement solennel.

Nous ne fûmes pas plutôt arrivés à la porte de sa demeure, que M. Henderland, à ma grande surprise (car j’étais alors accoutumé à la politesse des Highlanders), me dépassa brutalement, se précipita dans la maison, saisit un pot et une petite cuiller de corne, et se mit à fourrer de la prise dans son nez en quantité démesurée. Puis il éternua copieusement, et me regarda avec un sourire un peu niais.

– C’est un vœu que j’ai fait, dit-il. Je me suis promis de n’en jamais avoir sur moi. Sans doute la privation est grande ; mais quand je songe aux martyrs, non seulement du Covenant écossais, mais des autres lieux de la chrétienté, je rougis de ma mortification.

Quand nous eûmes mangé (et le porridge avec du lait battu formaient toute la nourriture du bonhomme), il prit un air grave et me dit qu’il avait à remplir son devoir envers M. Campbell, c’est-à-dire s’enquérir de l’état de mon âme devant Dieu. Je le trouvais un tantinet ridicule ; mais il n’avait pas encore parlé depuis longtemps que mes yeux se mouillèrent de larmes. Il y a deux choses dont on ne se lasse jamais, la bonté et l’humilité ; nous n’en découvrons guère dans ce monde si dur, chez les gens froids et arrogants ; mais M. Henderland avait sur les lèvres leur langage authentique. Et malgré la fatuité que m’inspiraient mes aventures, dont je m’étais tiré, comme on dit, tambour