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Depuis cinq ans, mademoiselle de Soissons avait refusé opiniâtrément les partis les plus brillants, comme naissance et comme fortune ; depuis cinq ans, elle aimait le marquis de Létorière.

Son cœur singulièrement bon, son caractère un peu romanesque, son esprit indépendant, n’avaient pu rester insensibles au récit de la misère si courageusement soufferte par le jeune gentilhomme.

Lorsque Jérôme Sicard était venu faire la commission de Létorière, après l’avoir conduit gratis au Palais-Marchand, on se souvient qu’un homme sortant du fiacre avait vu dame Landry dans l’exaspération de sa colère contre le marquis. Curieux de connaître le dénoûment de l’aventure, cet homme, intendant de madame de Rohan-Soubise, retournant quelques jours après à la boutique des Ciseaux d’or, trouva dame Madeleine dans l’enthousiasme de son débiteur. L’intendant raconta ce fait singulier à la nourrice de mademoiselle de Soissons, dame Marthe, en y joignant des détails plus circonstanciés. Dame Marthe redit tout à la princesse Julie : telles furent les causes premières du vif intérêt que celle-ci porta bientôt à M. de Létorière.

Pendant la maladie du jeune marquis, souvent Julie envoya la fidèle nourrice, bien encoqueluchonnée, s’informer de l’élève de Dominique.

Lors de la convalescence de Létorière, dame Marthe fut encore chargée de faire porter secrètement chez lui la corbeille de fleurs et de fruits dont on a parlé, sans laisser deviner de quelle part venaient ces dons, puis d’épier le jour où il sortirait. La princesse désirait vivement voir enfin cet enchanteur, qui charmait les régents de collège les plus pédants, les tailleuses les plus rebelles et les cochers de fiacre les plus grossiers.

Comme une femme de sa condition ne pouvait jamais sortir seule ou à pied, Marthe dut s’informer s’il n’existait pas, dans la rue Saint-Florentin, quelque boutique où l’on pût aller s’embusquer pour guetter le jeune malade, sous le prétexte d’emplettes.

Il se trouva justement une obscure modiste presque en face de la maison habitée par Létorière. Sachant l’heure à laquelle sortait régulièrement le marquis, Julie, au risque de passer pour très-bizarre, monta en voiture avec une des femmes de compagnie de sa tante, et alla chez cette modiste inconnue commander plusieurs coiffures.

Elle aperçut bientôt, à travers les vitres, l’ex-régent et son élève. Il y avait une expression de mélancolie si touchante sur l’adorable visage du jeune gentilhomme, et Dominique semblait l’entourer de soins si tendres, si paternels, que mademoiselle de Soissons fut émue jusqu’aux larmes.

Sa commande faite, la princesse se fit conduire aux Tuileries. Létorière y arriva bientôt, et alla s’asseoir au soleil avec Dominique.

Lorsque mademoiselle de Soissons put contempler à son aise la figure ravissante de ce jeune homme, elle ressentit une impression profonde et nouvelle ; son sein battit avec force ; elle trembla, elle rougit… elle aimait.

Du caractère singulier dont était la princesse, il est hors de doute qu’à ses yeux, une des plus grandes séductions de Létorière fut le malheur dont il était poursuivi. Pour l’âme généreuse et élevée de cette jeune fille, il y avait là presque un tort du destin à réparer.

Maîtresse de revenus considérables, sûre du secret et de la fidélité de Brissot, qui avait appartenu au prince son père, mademoiselle de Soissons le chargea de s’informer des affaires de Létorière. Instruit de tout, l’intendant écrivit au procureur, qui était le sien, de poursuivre le procès et de faire au marquis les avances nécessaires. Ce fut encore lui qui obtint l’emploi de Landry, au moyen d’un présent fait à un des officiers subalternes de M. le duc de Bourbon, chargé de toutes ces nominations.

Longtemps la princesse se contenta de rêver en secret à cet amour chaste et passionné, d’attendre avidement les rares occasions où elle rencontrait le marquis, et de lui écrire de temps à autre. Lorsque, par ses soins ignorés, il eut gagné son procès, elle résolut de le laisser livré à son libre arbitre, et de voir s’il serait digne d’elle. Elle lui écrivit une dernière fois, lui remit ce billet à l’Opéra, et attendit.

Le jour où le marquis fut présenté au roi, mademoiselle de Soissons accompagnait madame la dauphine ; elle se trouvait assez près de Louis XV pour entendre ce prince dire à tout venant, en montrant son jeune protégé :

— Avouez qu’il est charmant !

Avec quelle joie, avec quelle fierté la princesse vit pour ainsi dire son choix approuvé par ces paroles du prince, qui, on l’a dit, attacha aussitôt le marquis à sa personne.

Mademoiselle de Soissons, jusque-là très-insouciante des fêtes de la cour et des petits voyages de Marly, rechercha dès lors toutes les occasions d’y paraître. Louis XV aimait beaucoup son jeune écuyer, qu’il fit bientôt entrer dans sa maison militaire. À la chasse, à la promenade, il faisait remarquer avec complaisance la bonne grâce et l’adresse de Létorière, dont il citait les reparties fines et délicates.

Par un contraste bizarre, plus l’amour de la princesse Julie faisait de progrès dans son cœur, plus elle fuyait les occasions, non de rencontrer, mais de faire connaissance avec M. de Létorière.

Après deux années de séjour à la cour, la faveur et les succès du marquis étaient au comble. On lui prêtait mille bonnes fortunes. Chose encore bizarre ! la jalousie de mademoiselle de Soissons ne s’en alarmait pas. La passion chaste et fière de cette jeune fille lui donnait le courage de prendre en pitié les éphémères et folles amours qu’on attribuait au marquis. Elle se sentait si sûre, si digne d’être éperdument adorée, d’être préférée à toutes dès qu’elle se révélerait à lui, qu’elle demeura longtemps presque insouciante des nombreuses galanteries de Létorière.

La princesse Julie avait voulu suivre des yeux celui qu’elle aimait, pour juger s’il serait digne d’elle… Elle trouvait simple qu’il jouît des succès que devaient lui valoir les rares attraits dont il était doué. Mais elle voulait savoir si son cœur resterait noble et généreux au milieu de tant d’enivrements.

Lorsqu’il s’agit de sentiments élevés, il n’est pas de petits indices ; les faits journaliers ont à cet égard une autorité plus probante peut-être que les grands éclats de dévouement ; les uns sont dans la vie des accidents, les autres des habitudes.

Ainsi trois personnes pauvres et obscures avaient rendu de véritables services à Létorière pendant ses jours mauvais : Dominique, le tailleur et sa femme.

Ce fut avec ravissement que mademoiselle de Soissons apprit par Marthe que le marquis continuait de garder Dominique près de lui, et qu’il le traitait avec une amitié pleine de déférence.

Bien souvent Létorière racontait avec un sentiment d’orgueilleuse gratitude les obligations qu’il avait à ces excellentes gens. Un homme de cet âge, que la prospérité la plus inouïe, que les succès les plus éclatants n’aveuglent pas, qui reste simple, bon, et surtout hautement reconnaissant envers de si obscurs bienfaiteurs, devait être regardé comme un homme de noble cœur.

Le projet de mademoiselle de Soissons était irrévocablement arrêté. Elle voulait franchement, hardiment offrir sa main à celui qu’elle en trouvait si digne.

Aucune objection de naissance, de fortune, n’aurait pu changer ses projets. Elle était orpheline, elle se considérait comme libre de se choisir un mari. Profondément indifférente à toutes les raisons que sa tante lui donnait chaque jour pour lui prouver à elle, princesse d’une maison royale, la nécessité de certaines alliances, la princesse Julie répondait nettement qu’elle n’avait pas besoin de s’autoriser d’aucun exemple, mais que mademoiselle de Montpensier avait épousé M. de Lauzun… Quant à elle, elle, se marierait sans scrupule à un artisan, si un artisan lui semblait mériter son amour.

Madame de Rohan-Soubise, complètement ignorante du secret de sa nièce, traitait ces maximes d’imaginations, de folles rêveries mises à la mode par le roman de Rousseau. Mademoiselle de Soissons ne répondait rien et suivait sourdement son plan avec une incroyable persistance.

Son amour s’augmentait pour ainsi dire de tous les succès de celui qu’elle aimait. On eût dit qu’elle attendait que le marquis fût à l’apogée de ses triomphes pour lui offrir son amour comme leur consécration suprême.

Lorsqu’elle fut certaine de la noblesse et de la solidité de son choix, sans remords, sans honte, avec toute la sécurité de la candeur, avec toute la sereine confiance d’une belle âme, elle écrivit à M. de Létorière la lettre que l’on sait pour lui offrir sa main.

Heureusement pour lui et pour mademoiselle de Soissons, Létorière comprit toute la grandeur, toute la religion d’un tel amour. Blasé sur des succès trop faciles, il se consacra désormais tout entier à l’adoration de cette jeune fille qui venait si noblement lui confier son avenir.

Souvent il vit la princesse en secret et en présence de Marthe. Mademoiselle de Soissons voulait que, sans tarder, le marquis demandât sa main à madame de Rohan-Soubise, comme pure formalité. La jeune fille se réservait d’user de son droit et de son inébranlable volonté, selon l’acquiescement ou le refus de sa tante.

En homme d’honneur et de bon sens, Létorière fit comprendre à mademoiselle de Soissons que, selon la perte ou le gain du procès important qu’il poursuivait alors contre les ducs de Brunswick-Oëls et le prince de Brandebourg-Bareuth, il serait reconnu ou non de maison princière, et aurait alors une fortune digne de soutenir ce rang. Selon lui, il fallait donc attendre l’issue de ce procès pour tenter une démarche auprès de madame la maréchale de Rohan-Soubise.

Si le procès était gagné, la position de M. de Létorière devenait si éminente qu’on ne pouvait faire aucune objection raisonnable à son mariage avec la princesse Julie ; si le procès était perdu, il était alors temps de se passer du consentement de la famille de mademoiselle de Soissons. Mais il ne fallait pas inutilement et prématurément provoquer un éclat toujours fâcheux.

Tel fut l’avis de M. de Létorière. La princesse Julie se montrait d’un avis contraire ; son caractère résolu ne s’accommodait pas de ces tempéraments. Le marquis lui proposa de s’en rapporter au jugement du roi, qui le comblait de plus en plus des marques d’une touchante bonté.

Mademoiselle de Soissons accepta cet arbitre. Louis XV approuva la délicatesse de Létorière, et lui promit d’écrire à son ambassadeur à Vienne pour faire bien succéder ses justes prétentions.

Depuis un mois le bon Dominique était parti pour Vienne, afin de prendre les renseignements les plus précis sur les dispositions des membres du conseil aulique, appelés à décider en dernier ressort sur cet important procès qui durait depuis près d’un siècle.

On conçoit avec quelle impatience Létorière attendait le retour de