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un uniforme russe. Il recula de plusieurs pas en arrière. — Que venez-vous chercher ici ? s’écria-t-il d’une voix altérée.

— Un asile, répondit l’étranger en entrant précipitamment et en refermant la porte derrière lui.

— Un asile ! vous ?

Et Jean s’était approché de la cheminée où était accroché son fusil.

Le soldat l’avait suivi ; une flamme brilla un instant dans la cheminée et éclaira ses traits.

— Le Lithuanien chez moi !…

Jean avait à peine poussé ce cri, qu’il aperçut Geneviève à moitié habillée sur le seuil de sa chambre ; il s’élança vers elle, et tandis qu’elle avait à peine la force de balbutier : — Jean ! oh ! Jean ! il la fit rentrer avec colère dans sa chambre, retira violemment la porte sur elle, la ferma à clef, et mit la clef dans la poche de son pantalon.

Retournant alors se placer devant le Lithuanien :

— Parlez et dépêchez-vous, lui dit-il ; vous êtes donc tous revenus dans ce pays ?

— Non, je suis seul.

— Seul ?

— Quand notre compagnie a été ce matin dans la forêt de Sénart, j’ai saisi un moment où personne ne me voyait, je suis entré dans un taillis où je me suis caché. Quand j’ai vu que mes camarades étaient loin, j’ai pénétré dans le bois et j’y suis resté jusqu’à la nuit ; alors j’ai osé sortir et revenir vers le village, le seul que je connaisse ; mais en approchant, j’ai eu peur d’être dénoncé quand nos officiers enverront redemander le déserteur, et j’ai mieux aimé entrer dans cette maison qui est toute seule ici et où personne ne vient jamais.

Jean avait écouté son récit avec attention et sans le quitter des yeux un seul instant.

— Et vous n’avez quitté le bois qu’à la nuit ?

— Oui.

— Et vous n’avez rencontré personne avant d’entrer dans ma maison ?

— Je suis venu à travers champs.

— Vous n’avez dit à aucun camarade que vous désertiez, et que vous viendriez ici ?

— Non.

Un gémissement se fit entendre derrière la porte de Geneviève.

Jean n’y répondit que par un mouvement d’impatience.

— Et vous êtes seul ? répéta-t-il lentement au soldat.

— Seul, et depuis ce matin je n’ai pas mangé.

Jean alla à la porte d’entrée et poussa le verrou ; il alla ensuite à la seule lucarne qui éclairait la chambre et tira le morceau de serge qui servait de rideau ; puis revenant vers le soldat :

— Lithuanien, lui dit-il, assieds-toi là et mange, puisque tu es seul et que les autres sont bien partis.

Jean le regarda satisfaire avec avidité son appétit ; et quand il vit son ardeur ralentie :

— Voilà mon lit, lui dit-il, couche-toi et fais-moi une place.

Le lendemain matin Jean se leva lorsque son compagnon de lit dormait encore ; il ouvrit la porte à Geneviève qui l’attendait, et s’élança à son cou sans lui dire une parole.

L’histoire que je viens de vous raconter, tout le monde la sait dans le village. Geneviève, qui s’est mariée au Lithuanien, est heureuse, et personne n’a jamais pensé à faire un reproche à Jean.


FIN DES SOUVENIRS.



Jean et le Lithuanien.