Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/29

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— Toi ?… laisse-moi donc tranquille ! — s’écria le vieillard en gesticulant violemment avec sa cuiller. — Toi ! voilà ce que tu as fait… Le sort t’avait épargné au tirage pour l’armée…

— Grand-père… prenez garde !

— Oh ! tu ne me feras pas peur !

— Vous allez renverser le poëlon, si vous vous agitez si fort.

— Je m’agite… parbleu ! tu crois donc que je n’ai plus de sang dans les veines ? Oui, réponds, toi qui parles des autres ! Lorsque mon infirmité a commencé, quel calcul as-tu fait, malheureux enfant ? tu as été trouver un marchand d’hommes.

— Grand-père, vous mangerez votre soupe froide ; pour l’amour de Dieu ! mangez-la donc chaude !

— Ta ta ta ! tu veux me fermer la bouche ; je ne suis pas ta dupe… Oui ! Et qu’as-tu dit à ce marchand d’hommes ? « Mon grand-père est infirme ; il ne peut presque plus gagner sa vie : il n’a que moi pour soutien ; je peux lui manquer, soit par la maladie, soit par le chômage ; il est vieux : assurez-lui une petite pension viagère, et je me vends à vous… » Et tu l’as fait ! — s’écria le vieillard les larmes aux yeux, en levant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément que, si Georges n’eût pas vivement retenu la table, elle tombait du lit avec l’écuelle ; aussi s’écria-t-il :

— Sacrebleu ! grand-père, tenez-vous donc tranquille ! vous vous démenez comme un diable dans un bénitier ; vous allez tout renverser.

— Ça m’est égal… ça ne m’empêchera pas de te dire que voilà comment et pourquoi tu t’es fait soldat, pourquoi tu t’es vendu pour moi… à un marchand d’hommes…

— Tout cela, ce sont des prétextes que vous cherchez pour ne pas manger votre soupe ; je vois que vous la trouvez mal faite.

— Allons, voilà que je trouve sa soupe mal faite, maintenant ! — s’écria douloureusement le bonhomme. — Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.

Enfonçant alors, d’un geste furieux, sa cuiller dans le poëlon, et