Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/179

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tel était l’anéantissement de ces malheureux que, sans retourner la tête vers moi, ils me laissèrent emporter dans mes bras le corps de mon petit-fils.




Au bout d’une heure, je suis rentré dans notre cabane ; il y régnait une obscurité profonde, le foyer était éteint. Personne n’avait eu le courage d’allumer un flambeau de résine. J’entendis des râlements sourds ou convulsifs ; soudain Gervaise s’écrie en courant vers moi à tâtons à travers les ténèbres : — Je sens l’odeur de la viande grillée... c’est comme l’autre nuit... Nous ne mourrons pas ! Den-Braô, ton père apporte encore de la viande... Vite de la lumière !

— Non, oh ! non ! pas de lumière ! — me suis-je écrié les cheveux hérissés d’épouvante. — Prenez ! — dis-je à Gervaise, qui m’arrachait mon bissac des épaules, — prenez... et mangez dans l’ombre !

Ces malheureux dévorèrent leur proie au milieu de l’obscurité, trop affamés pour me demander ce que je leur donnais à manger.

Moi, j’ai fui de la cabane, presque fou d’horreur...

J’errai longtemps sans savoir où j’allais ; une forte gelée succédait à la tombée de la neige qui couvrait le sol ; la lune brillait éclatante ; le froid me saisit, je reviens à moi, et me jette désespéré au pied d’un arbre pour y attendre la mort. Tout à coup j’entends, à cinquante pas, dans un taillis qui me faisait face, ce craquement de branches qui annonce le passage et la venue d’une bête fauve... Malheureusement, j’avais laissé mon arc et mes flèches dans notre cabane. — C’est le daim ! oh ! je tuerai, — murmurai-je ; — cette volonté domina l’épuisement de mes forces et mon regret d’être privé d’armes au moment où une proie allait sans doute s’offrir à moi. Le froissement des branchages devenait de plus en plus distinct ; je me trouvais sous une futaie de chênes séculaires, au delà s’étendait l’épais taillis qu’en ce moment traversait la bête fauve. Je me dresse immobile le