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main sans doute Gerald ferait à sa mère l’aveu de son amour pour Herminie.

Quel serait alors le courroux de madame de Senneterre ! Son fils préférer une orpheline sans nom, sans fortune, à la plus riche héritière de France

Et quoiqu’elle ignorât la condition que l’orgueilleuse Herminie avait mise à son mariage avec Gerald, mademoiselle de Beaumesnil sentait de combien de difficultés était entourée cette union ; aussi répondit-elle tristement, à Gerald :

— Croyez bien, monsieur de Senneterre, qu’en retour du généreux intérêt que vous me témoignez, je fais les vœux les plus fervens — les plus sincères pour votre bonheur… et pour celui de la personne que vous aimez… Adieu, monsieur de Senneterre ; j’espère un jour vous prouver combien j’ai été touchée de la générosité de votre conduite envers moi.

La contredanse étant terminée, plusieurs femmes revinrent prendre leurs places auprès de mademoiselle de Beaumesnil.

Gerald salua l’orpheline, et, se sentant très souffrant et très fatigué, il se disposa à quitter le bal.

Madame de Senneterre, enchantée des symptômes favorables qu’elle avait cru, ainsi que madame de La Rochaiguë, remarquer sur le visage d’Ernestine, dit tout bas à la baronne :

— Tâchez donc, ma chère, de savoir l’effet qu’a produit Gerald.

Madame de La Rochaiguë, se penchant alors à l’oreille de mademoiselle de Beaumesnil, lui dit :

— Eh bien ! ma chère belle, n’est-ce pas qu’il est charmant ?

— Oh ! madame, il est impossible d’être plus aimable, de montrer des sentimens plus délicats, plus élevés.

— Alors, ma chère belle, vous voilà duchesse de Senneterre. Cela ne dépend plus que de vous… Voyons, dites-moi vite… un bon oui !

— Madame… vous m’embarrassez beaucoup, — répondit Ernestine en baissant les yeux.

— Bien, bien !… je comprends, — reprit madame de La Rochaiguë enchantée, croyant qu’une chaste réserve empêchait seule Ernestine d’avouer tout d’abord qu’elle voulait épouser Gerald.

— Eh bien ! ma chère, — dit madame de Senneterre à la baronne en la poussant légèrement du coude, — il lui a tourné la tête, n’est-ce pas ?

— Complètement, ma chère duchesse. Mais donnez-moi votre bras, et allons vite retrouver M. de Senneterre, pour lui annoncer… son succès. — Ah !… enfin ! — ce n’est pas sans peine !… nous la tenons… cette chère enfant ! Voici Gerald le plus riche propriétaire de France… Quant à nos petites conventions particulières, ma chère baronne, — ajouta tout bas madame de Senneterre, — je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle exactitude, avec quelle loyauté elles seront exécutées… Je n’en ai rien dit à mon fils… bien entendu ! mais je réponds de lui !

— Ne parlons pas de cela, ma chère duchesse ; seulement, comme madame de Mirecourt a été vraiment parfaite… dans tout ceci… ne trouvez-vous pas qu’il serait de bon goût de lui…

— Mais c’est entendu, — dit vivement madame de Senneterre en interrompant la baronne, — rien de plus juste… et nous en causerons… Allons vite retrouver Gerald… Le voyez-vous ?

— Non, ma chère duchesse ; mais il est sans doute dans la galerie, venez !

Puis s’adressant à Ernestine, madame de La Rochaiguë lui dit :

— Nous vous laissons seule un instant, ma chère belle… Nous allons tout simplement rendre quelqu’un fou de joie.

Et, sans attendre la réponse d’Ernestine, madame de La Rochaiguë donna son bras à madame de Senneterre, et toutes deux se dirigèrent vers la galerie d’un pas assez précipité.

M. de Maillefort, qui semblait avoir épié le départ des deux femmes, s’approcha de mademoiselle de Beaumesnil, — qu’il salua, et, usant du privilége de son âge, il prit auprès de la jeune fille la place laissée vacante par madame de La Rochaiguë.


XLVIII.


Lorsque M. de Maillefort fut assis auprès de mademoiselle de Beaumesnil, il lui dit en souriant :

— Vous n’avez donc plus peur de moi ?

— Ah ! monsieur, — reprit Ernestine, — je suis bien heureuse de cette occasion, qui me permet de vous remercier…

— De ma discrétion ?… elle est à toute épreuve, rassurez-vous… je vous donne ma parole… que personne n’a jamais su, ne saura jamais que je vous ai rencontrée chez la plus digne… chez la meilleure créature que je connaisse.

— N’est-ce pas, monsieur ?… Et pourtant, si je connais Herminie, c’est à vous que je le dois.

— À moi ?

— Vous rappelez-vous, monsieur, qu’un jour, devant mademoiselle Héléna… vous m’avez fait entendre des paroles… bien tristes… mais hélas !… bien vraies ?

— Pauvre enfant !… je voyais votre éloignement pour moi ; je ne pouvais me trouver seul avec vous. Il fallait bien… pendant que d’un autre côté je veillais sur vous… il fallait à tout prix vous ouvrir les yeux sur les misérables adulations dont vous pouviez devenir dupe… et victime !

— Eh bien ! monsieur, vos paroles m’ont en effet ouvert les yeux : j’ai vu que l’on me trompait… que j’étais sur le point peut-être de croire à tant de flatteries mensongères ; alors j’ai pris un parti désespéré, et, afin de savoir la vérité sur moi-même, je me suis entendue avec ma gouvernante, et, dans un petit bal donné par l’une de ses amies, elle m’a présentée comme une orpheline sans nom et sans fortune…

— Et dans cette réunion, vous avez rencontré Herminie ; elle me l’a dit… Je comprends tout maintenant… Ainsi, vous avez voulu connaître ce que vous valiez par vous-même ?…

— Oui, monsieur… Cette épreuve a été pénible… mais profitable… elle m’a appris, entre autres choses… à apprécier la valeur et la sincérité de l’empressement que l’on me témoigne ce soir.

Et comme le bossu, contenant à peine son émotion, regardait Ernestine en silence, profondément touché de la résolution de la jeune fille, elle lui dit timidement :

— Peut-être… vous me blâmez, monsieur ?

— Vous blâmer !… pauvre enfant !… oh ! non !… il n’y a de blâme que pour les gens dont l’indigne bassesse vous a réduite à cette résolution… que j’admire — car vous ne savez pas vous-même tout ce qu’il y a de courageux et d’élevé dans votre conduite.

Un homme d’un âge mûr, s’approchant du long canapé sur lequel M. de Maillefort était assis à côté d’Ernestine, et, s’appuyant sur le dossier du meuble, dit à demi-voix au bossu :

— Mon cher marquis, MM. de Morainville et d’Hauterive… sont à vos ordres… ils se tiennent là — dans l’embrasure de la porte.

— Très bien, mon cher ; mille grâces de votre obligeance et de la leur… Vous les avez prévenus ?

— De tout.

— Ils acceptent ?…