Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/131

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terre. Cette vaine et avide créature, après un moment de réflexion, regardant M. de Maillefort d’un air pénétrant, lui dit :

— Monsieur de Maillefort… je crois vous deviner…

— Voyons.

— La question que vous me posiez, m’avez-vous dit à propos de ce que je pensais de la maison de Haut-Martel, avait pour but une sorte de compensation au coup affreux qui me frappe dans la personne de mon indigne fils.

— En effet, j’ai dit cela… madame… et c’est la vérité.

— Eh bien ! maintenant que vous êtes le chef de cette grande maison… vous voulez sans doute qu’elle ne s’éteigne pas ?

— Il y a du vrai… là-dedans, — répondit le bossu, assez étonné de la pénétration de madame de Senneterre, quoiqu’il fût à mille lieues de se douter de la véritable pensée de la duchesse.

— Oui, — reprit-il, — je vous avoue, madame, que j’aimerais assez que ce nom ne s’éteignît pas.

— Et comme vous savez qu’une jeune fille de haute naissance et d’une éducation pieuse est seulement capable de porter ce grand nom et de comprendre les devoirs sacrés qu’elle aurait à remplir envers l’homme à qui elle devrait une si magnifique position… vous songez à ma fille aînée… et c’est ainsi que vous m’offrez une compensation au malheur que me cause le désordre de mon fils.

— Moi ! me marier ?

S’écria le bossu, encore plus révolté que surpris de l’infâme proposition de madame de Senneterre…

Mais voulant savoir jusqu’où pouvaient aller l’aveuglement, la cruauté et la cupidité cynique de cette marâtre, il reprit, en simulant un de ces refus qui ne demandent pas mieux que de se laisser vaincre…

— Moi ! songer à un tel mariage ! et d’ailleurs lors même que j’y songerais, serait-il possible ? Pensez-y donc, madame, à mon âge… et fait… comme vous voyez ! tandis que votre fille Berthe est charmante et n’a pas vingt ans ! Allons donc ! elle me rirait au nez et elle aurait raison.

— Vous vous trompez, monsieur, — répondit gravement cette mère incomparable : — d’abord, mademoiselle de Senneterre a été élevée dans des habitudes de soumission et de respect dont elle ne se départira jamais… Puis, elle sait qu’elle est pauvre, et que jamais elle ne rencontrerait une position pareille à celle que vous pouvez lui offrir.

— Mais, encore une fois, je suis vieux, je suis laid, je suis bossu comme un sac de noix !

— Monsieur le marquis, mes filles ont été élevées de telle sorte qu’elles ne lèveront, pour ainsi dire, les yeux sur les maris que je leur choisirai que lorsqu’elles reviendront de la messe nuptiale.

— Jolie surprise que vous ménageriez là, ma foi, à la pauvre enfant, qui m’épouserait !

— Je vous le répète, monsieur le marquis, mes filles n’ont pas de ces indécentes imaginations qui vont jusqu’à oser apprécier charnellement un mari ; je signifierai ma volonté à ma fille aînée, cela suffira…

— Je dirais à cette indigne mère l’horreur qu’elle m’inspire, — pensa le bossu, qu’y gagnerais-je ? c’est une méchante et incurable folle, servons-nous plutôt de sa folie…

Et le marquis reprit tout haut, voyant madame de Senneterre attendre sa réponse avec une vive anxiété :

— Vous m’avez dit tout à l’heure, madame, et très sagement, qu’il ne fallait plaisanter, ni avec la noblesse, ni avec la religion, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur le marquis.

— Vous avouerez qu’il ne faut pas non plus plaisanter avec le mariage ?

— Non, certainement, monsieur le marquis.

— Eh bien donc ! entre nous, votre désir de voir votre fille Berthe princesse de Haut-Martel ne va rien moins qu’à vouloir baffouer cruellement la religion, la noblesse et le mariage, ces trois choses saintes… ainsi que vous les appelez.

— Comment cela, monsieur ?

— Mademoiselle de Senneterre outragerait le mariage et la religion… ou plutôt c’est bien pis, la nature et le Créateur, en jurant amour et fidélité à un vieux bossu comme moi… et, à mon tour, je me moquerais fort de la noblesse en général, et des maisons de Senneterre et Haut-Martel en particulier, en m’exposant à perpétuer leur illustre lignée dans la personne d’affreux petits boscos… faits à mon image… Cela prouverait, sans doute, la résignation et la fidélité de ma femme, mais cela donnerait au monde la plus bouffonne opinion de nos grandes races historiques.

— Monsieur… le marquis… je…

— Je sais bien que vous allez me citer la bosse du prince Eugène… La mienne se tient probablement, dans son for intérieur, extrêmement flattée de la comparaison ; mais il ne faut pas, voyez-vous, ôter leur lustre à ces raretés-là, en les multipliant. Je vous sais un gré infini de votre offre, et mademoiselle Berthe me saura, de son côté, très grand gré de vous avoir refusé ; mais il dépend cependant de vous… de réaliser l’alliance de nos deux puissantes maisons, comme vous dites, et d’empêcher mes deux cent mille livres de rente de sortir de votre famille… Je me hâte bien vite de vous dire que je suis trop convaincu de mon peu de mérite pour oser lever les yeux jusqu’à vous, madame la duchesse, — ajouta le bossu avec un profond et ironique salut. — D’abord, je vous serais le plus détestable mari du monde… et puis, je n’ai aucune vocation pour le mariage.

— Vous n’avez pas besoin, monsieur, d’aller avec tant d’empressement au-devant d’une proposition que l’on ne vous fait point, — répondit la duchesse de Senneterre, avec un dépit hautain. — Veuillez seulement vous expliquer plus clairement, car je ne saurais deviner des énigmes ; vous me parlez d’unir nos deux maisons, d’empêcher votre fortune de sortir de ma famille ; je ne comprends rien à cela.

— Entre nous et sans reproche, vous aviez été assez facile quant à l’alliance, lorsqu’il s’est agi du mariage de Gerald avec mademoiselle de Beaumesnil. Beaumesnil n’est qu’un nom de terre… et le grand-père du feu comte, très galant homme d’ailleurs, était simplement M. Joseph Vert-Puis, banquier puissamment riche.

— Je savais parfaitement, monsieur, que, sous le rapport de l’alliance et de la naissance, mademoiselle Vert-Puis de Beaumesnil était moins que rien… mais…

— Mais les millions vous doraient un peu cette roture récemment anoblie… n’est-ce pas ? Néanmoins, quoique les millions doivent être, cette fois, en petit nombre, puisqu’ils se réduisent à quatre ou cinq, que diriez-vous d’un billet de faire-part ainsi conçu :

« Monsieur le marquis de Maillefort, prince-duc de Haut-Martel, etc., etc., a l’honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Herminie de Haut-Martel avec Monsieur le duc de Senneterre. »

Madame de Senneterre, au comble de la surprise, regarda le bossu sans comprendre ; il continua :

— Il serait dit et porté au contrat que les enfans mâles, issus dudit mariage, porteraient le nom de Senneterre-Haut-Martel… ce qui, j’imagine, sonnerait aussi bien que Noailles-Noailles, Rohan-Rochefort ou Montmorency-Luxembourg, et comme mademoiselle Herminie de Haut-Martel est fille unique, et que je vis de peu, le jeune ménage aurait, en attendant ma mort, environ cinquante mille écus de rentes, pour porter dignement, comme vous le dites si bien, madame, cette double illustration.

— En vérité, monsieur de Maillefort, je ne vous comprends pas du tout ; vous n’avez jamais été marié et vous n’avez pas de fille.

— Non… mais qui m’empêche d’en adopter une, de lui donner mon nom, ma fortune ?

— Personne, assurément… et cette jeune fille, que vous adopteriez… quels sont ses parens ?

— Elle est orpheline… et, comme je vous l’ai dit… elle est maîtresse de piano, et vit de ses leçons…