Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— En amis ! vous osez parler ainsi, monsieur, vous qui, depuis que j’ai le malheureux avantage de vous connaître, m’avez poursuivi de sarcasmes… que d’ailleurs je n’accepte pas et que je vous renvoie de toutes mes forces, — ajouta le baron avec une convenance toute parlementaire. — Un ami ? Vous, monsieur ! vous qui dernièrement encore, pour combler la mesure…

— Mon cher baron, — dit le bossu en interrompant de nouveau M. de La Rochaiguë, — connaissez-vous un charmant vaudeville de M. Scribe… intitulé la Haine d’une femme ?

— Monsieur… je ne vois pas quel rapport.

— Vous allez le voir, mon cher baron ; dans ce vaudeville, une jeune et jolie femme semble poursuivre de sa haine… un jeune homme… qu’au fond… elle adore…

— Eh bien ! après monsieur ?

— Eh bien ! mon cher baron… à cette différence près, que vous n’êtes pas un jeune homme et que je ne suis pas une jolie femme qui vous adore, ma position à votre endroit… est absolument la même… que celle de la jolie femme du vaudeville de M. Scribe.

— Encore une fois, monsieur, je…

— Mon cher baron, une seule question : êtes-vous un homme politique, oui ou non ;

— Monsieur…

— Oh ! il ne s’agit pas ici de faire de fausse modestie, mais de me répondre en conscience. Vous sentez-vous, oui ou non, un homme politique ?

À ces mots, qui caressaient délicieusement son dada favori, le trop faible baron, oubliant ses ressentimens, gonfla ses joues, mit sa main gauche sous le revers de sa robe de chambre, pendant qu’il gesticulait de la main droite, et, prenant une pose parlementaire, il répondit majestueusement en s’écoutant parler avec une religieuse attention :

— Si les études les plus approfondies, les plus étendues, les plus consciencieuses sur l’état intérieur et extérieur de la France ;… si une certaine facilité oratoire et l’amour sacré de la patrie constituent l’homme politique… certes… j’aurais quelque prétention à jouer ce rôle… oui ; et sans vous, monsieur, sans votre inconcevable sortie contre M. de Mornand… je le jouais, ce rôle ! — s’écria le baron avec un redoublement d’amertume et d’indignation.

— Il est vrai, mon cher baron, et je vous avouerai que c’est avec un bonheur inouï que, faisant d’une pierre deux coups… j’ai empêché M. de Mornand, âme basse, vénale et corrompue, d’épouser votre pupille, et que je vous ai empêché d’être pair de France.

— Oui, de satisfaire ma ridicule ambition… car vous me l’avez dit en face, monsieur, et je repousse de toute mon énergie cette injurieuse insinuation ! Mon ambition n’était en rien ridicule… monsieur.

— Elle l’était de tous points, mon cher baron !

— Ah ! çà, monsieur, venez-vous ici pour m’injurier ?

— Savez-vous pourquoi votre ambition était ridicule, déplacée, mon cher baron ? parce que vous ambitionniez un milieu… où votre valeur politique eût été complètement annihilée… perdue.

— Comment ! monsieur… c’est vous qui parlez à présent de ma valeur politique… lorsque vous m’avez toujours poursuivi de vos épigrammes ?

La haine d’une femme… mon cher baron… la haine d’une femme.

Et comme M. de La Rochaiguë regardait le bossu d’un air ébahi :

— Vous n’êtes pas sans savoir, mon cher baron, — reprit M. de Maillefort, — que nous appartenons… à la même opinion ?

— Je l’ignorais, monsieur… mais cela ne m’étonne pas… les gens d’une certaine position doivent être les représentants nés, immuables, permanens, des traditions du passé.

— C’est pour cela que je m’indignais d’autant plus de la direction que vous donniez à votre conduite politique en sollicitant la pairie, mon cher baron.

— Savez-vous monsieur, — dit M. de La Rochaiguë en écoutant M. de Maillefort avec un intérêt croissant, — savez-vous que vous m’étonnez considérablement, infiniment, énormément ?

— Mon Dieu ! disais-je, que ce malheureux monsieur de La Rochaiguë est donc aveugle… ou mal conseillé ! Il veut avec raison faire revivre les traditions du passé, et, il faut le dire, il a tout ce qu’il faut pour cela… naissance, talent, hautes vues gouvernementales, antécédents purs de tous engagemens…

En entendant commencer l’énumération de ses qualités politiques, M. de La Rochaiguë avait commencé par sourire imperceptiblement, mais lorsque le bossu s’arrêta pour reprendre haleine, les longues dents du baron étaient complètement à découvert.

S’apercevant de ce symptôme de satisfaction intérieure, le marquis poursuivit :

— Et où le baron va-t-il enfouir tant d’excellents avantages ? où ? à la chambre haute, qui regorge d’aristocraties ?… Aussi, qu’arrivera-t-il ? Malgré sa valeur, ce malheureux baron sera noyé ; on le croira nécessairement un rallié, puisque c’est à la faveur qu’il devra sa position politique ; alors la franchise énergique, la… (passez-moi le mot, baron), la brutalité de sa fougue oratoire sera emprisonnée par les convenances de toutes sortes.

— Mais, monsieur, — s’écria le baron d’un ton de reproche courroucé, — pourquoi me dire cela si tard ?

Le bossu continua sans paraître avoir entendu M. de La Rochaiguë :

— Quelle différence, au contraire, si ce malheureux baron était entré dans la carrière politique par la chambre des députés ! Il n’arrivait plus là par la faveur, il y arrivait par la libre élection… par le vœu populaire !… Alors, quelle force ne prenaient pas ses paroles, à lui, l’énergique et fidèle représentant des traditions du passé !… On ne pouvait plus lui dire : Votre opinion est celle de la classe privilégiée à laquelle vous appartenez, rien de plus ; — car le baron répondait : — Non, cette opinion est celle de la nation… puisque la nation m’envoie ici !

— Mais c’est vrai, monsieur, c’est excessivement vrai, ce que vous dites là… Mais, encore une fois, pourquoi me dire cela si tard ?

— Comment, pourquoi ! baron ? Parce que vous me témoigniez toujours une défiance… une antipathie fort désagréables. Avouez-le.

— C’est vous, au contraire, marquis ! Vous sembliez vous acharner après moi.

— Je le crois bien… car je me disais : ah ! le baron est assez aveugle pour perdre l’occasion de jouer un si beau rôle ! Pardieu… il en portera la peine : je le poursuivrai sans relâche… à quoi je n’ai pas manqué… Puis le moment est venu de vous empêcher de faire la plus énorme folie… et je vous en ai empêché.

— Mais, marquis, permettez…

— Mais, que diable ! monsieur ; vous ne vous appartenez pas… vous appartenez à votre parti, et le tort que vous vous faites à vous-même rejaillit sur les gens de votre opinion ; après tout, vous n’êtes qu’un égoïste !

— Monsieur, un mot… un seul mot.

— Un ambitieux qui préférez devoir votre position plutôt à la faveur… qu’à l’élection populaire.

— Eh ! monsieur… vous en parlez bien à votre aise, de l’élection populaire ! Croyez-vous donc qu’une tribune quelconque soit d’un si facile accès, même avec une certaine valeur politique ?… Et, en parlant ainsi de moi, je ne fais que répéter vos paroles. Vous ignorez donc que voilà dix ans que je poursuis la pairie… monsieur ! ! !

— Bah ! si vous le vouliez… avant un mois vous seriez député…

— Moi !

— Vous… baron de La Rochaiguë.

— Moi ? député… ce serait magnifique, marquis… car vous avez ouvert à mes idées un champ vaste, immense… infini ; mais, encore une fois, député, comment cela !

— Figurez-vous, baron, que la majorité des électeurs de