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chez le commandant Bernard, lorsque Olivier et Gerald évoquaient leurs souvenirs de collége. M. de Mornand occupait, on l’a dit, à la chambre des pairs, un siége héréditaire.

L’autre personnage, ami intime du comte, était un homme de trente ans aussi, de haute taille, maigre, osseux, anguleux, légèrement voûté, déjà chauve ; sa petite tête plate, son œil à fleur de tête, presque toujours légèrement injecté de sang, donnait à sa physionomie un caractère fort analogue à celui du reptile… Il se nommait le baron de Ravil. Quoique ses moyens d’existence fussent problématiques, eu égard à l’espèce de luxe qu’il affichait, on recevait le baron dans le meilleur monde, auquel il tenait d’ailleurs par sa naissance ; jamais intrigant (en donnant à cette épithète toutes ses conséquences, des plus basses aux plus audacieuses), jamais intrigant ne déploya une plus cynique effronterie, une fourbe plus impudente.

— Avez-vous vu le lion du bal ? — disait à M. de Mornand l’un des interlocuteurs du groupe dont nous avons parlé.

— J’arrive à l’instant, — répondit monsieur de Mornand, j’ignore de qui vous voulez parler.

— Et parbleu ! du marquis de Maillefort.

— Ce maudit bossu ! — s’écria monsieur de Ravil. — Allons… c’est bien à lui, cette matinée était d’un terne, d’un ennui assommant, le marquis va égayer un peu tout cela par sa bouffonne présence.

— Que diable peut-on venir faire dans le monde quand on est bâti de la sorte ? — dit monsieur de Mornand.

— Ce pauvre marquis devrait avoir au moins la conscience… de sa bosse.

— C’est singulier, — reprit un autre, — de temps à autre le marquis apparaît dans le monde… pendant quelques semaines… et puis soudain il disparaît.

— Je le soupçonne fort d’être monnoyeur et de venir ainsi de temps à autre écouler le produit de son ingénieuse industrie, — dit monsieur de Ravil. — Ce qu’il y a de sûr c’est qu’un jour, chose incroyable… inouïe… il m’a prêté au jeu un billet de mille francs… que je ne lui rendrai jamais… D’abord il devait être faux… Et puis cet impertinent bossu m’a dit en me le prêtant : Ça m’amusera de vous redemander souvent ces mille francs-là, baron ! Qu’il soit tranquille… il s’amusera longtemps.

— Plaisanterie à part, le marquis est un homme singulier… — dit un autre interlocuteur, la vieille marquise de Maillefort, sa mère, lui a laissé une belle fortune, et l’on ne sait ce qu’il en fait, car il vit très modestement.

— Je l’ai vu autrefois, assez souvent, chez cette pauvre madame de Beaumesnil.

— À propos, dit un autre, — vous savez qu’on la dit à toute extrémité ?

— Madame de Beaumesnil ?

— Certainement ; elle doit être administrée dans la journée ; c’est du moins ce qu’on a répondu à madame de Mirecourt qui, en venant ici, s’était arrêtée à la porte de l’hôtel de Beaumesnil pour avoir des nouvelles.

— Il faut alors qu’elle ait été inguérissable, car elle a pour médecin le fameux docteur Gastérini, aussi savant que gourmand, ce qui n’est pas peu dire.

— Pauvre femme ! c’est mourir jeune encore.

— Et quelle immense fortune aura sa fille ! s’écria monsieur de Mornand ; — ce sera la plus riche héritière de France… et orpheline par dessus le marché… quel morceau !…

En disant ces mots, les yeux de monsieur de Mornand rencontrèrent ceux de son ami de Ravil.

Tous deux tressaillirent imperceptiblement, comme si une idée subite leur était venue ; d’un seul regard, ils s’étaient compris.

— La plus riche héritière de France !

— Une orpheline !  !

— Et une fortune… territoriale… encore !  ! — s’écrièrent les trois autres interlocuteurs avec un naïf accent de convoitise.

Puis, l’un d’eux reprit, sans remarquer l’échange de regards significatifs qui avaient lieu entre monsieur de Mornand et son ami :

— Et quel âge a-t-elle, mademoiselle de Beaumesnil ?

— Quinze ans à peine, dit monsieur de Ravil ; — et puis si laide… si chétive, — ajouta-t-il avec intention.

— Diable ! chétive… n’est pas désavantageux… au contraire, dit l’un des causeurs d’un air judicieux et réfléchi.

— Ah ! elle est très laide, reprit un autre en s’adressant à de Ravil, — vous l’avez donc vue ?

— Pas moi ; mais une de mes tantes… a vu cette petite au couvent du Sacré-Cœur avant que Beaumesnil l’emmenât en Italie… par ordonnance des médecins…

— Pauvre Beaumesnil, mourir à Naples d’une chute de cheval…

— Et vous dites, mon cher, — reprit l’interlocuteur de monsieur de Ravil, pendant que monsieur de Mornand semblait de plus en plus pensif, — vous dites que mademoiselle de Beaumesnil est fort laide ?

— Un vrai monstre… je ne sais pas même si elle ne tombe pas du haut mal, — continua de Ravil avec une affectation de dénigrement très marquée ; — par là-dessus… poitrinaire… puisqu’après la mort de Beaumesnil, le médecin qui les avait accompagnés à Naples a déclaré qu’il ne répondrait de rien, si mademoiselle de Beaumesnil revenait en France… Elle est poitrinaire au dernier degré, vous dis-je… au dernier degré !

— Une héritière poitrinaire ? reprit un autre d’un air à la fois friand et alléché ; mais c’est ce qu’il y a au monde de plus délicat, de plus recherché.

— Pardieu… je vous comprends, c’est évident cela, — reprit de Ravil, mais il faut au moins qu’elle puisse vivre jusqu’à ce qu’on l’épouse… tandis que, très probablement, mademoiselle de Beaumesnil ne vivra pas ; elle est condamnée : je l’ai entendu dire par monsieur de La Rochaiguë, son plus proche parent… il doit bien le savoir, puisqu’il hériterait d’elle.

— Peut-être aussi, à cause de cela, voit-il tout en beau.

— Quelle chance pour madame de La Rochaiguë qui aime tant le luxe, les fêtes !

— Oui, chez les autres.

— C’est étonnant, — reprit un des interlocuteurs, il me semble que j’avais entendu dire que mademoiselle de Beaumesnil ressemblait à sa mère… qui a été une des plus jolies femmes de Paris.

— Cette héritière est d’une laideur atroce, reprit de Ravil, je vous l’atteste, et je ne sais pas même si elle n’est pas contrefaite.

— Quant à moi, — dit enfin monsieur de Mornand en sortant de sa rêverie, — d’autres personnes m’ont parlé de mademoiselle de Beaumesnil comme en parle de Ravil.

— Ah çà ! mais pourquoi sa mère ne l’a-t-elle pas accompagnée en Italie ?

— Parce que la pauvre femme était déjà atteinte de cette maladie de langueur, à laquelle il paraît qu’elle va succomber. L’on dit d’ailleurs qu’elle a eu un affreux chagrin de ne pouvoir suivre sa fille à Naples, et que ce chagrin pourrait bien contribuer à rendre son état désespéré.

— Il paraîtrait alors, — dit un autre, que la cure musicale du docteur Dupont n’a pas eu le succès qu’il espérait ?

— Quelle cure musicale ?

— Sachant le goût bien connu de madame de Beaumesnil pour la musique, le docteur, pour calmer les souffrances de sa malade et la distraire de sa langueur, lui avait conseillé, — dit-on, — de se faire jouer ou chanter des morceaux d’une musique douce et suave.

— L’idée n’était pas mauvaise, quoique renouvelée de Saül et de David, — dit de Ravil.

— Eh bien ! qu’en est-il résulté ?

— Madame de Beaumesnil aurait d’abord éprouvé, — dit-on, — une sorte de distraction, l’adoucissement ; mais la maladie a repris le dessus.