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se crispèrent si violemment, qu’un réseau bleuâtre de veines gonflées apparut sous la blancheur de l’épiderme.

On eût dit qu’un charme fatal, retenant ce malheureux enfant à cette croisée, l’empêchait de fuir un spectacle odieux pour lui.

Aucun de ces sentimens contenus ou violens n’avait échappé à David, qui devait à une longue expérience des hommes et à son esprit observateur une connaissance profonde de l’âme humaine ; aussi, sentant son cœur se serrer, il se dit, en jetant sur Frédérik un regard de commisération profonde :

— Pauvre enfant… déjà connaître la haine… car… je n’en doute pas… c’est de la haine qu’il éprouve contre cet autre adolescent qui monte ce beau cheval noir… Cette haine, d’où peut-elle naître ?

David faisait cette réflexion, lorsque arriva le burlesque incident du vieux cheval de labour, rudement châtié par le jeune marquis, à l’applaudissement des spectateurs.

En voyant battre son cheval, la figure de Frédérik était devenue terrible… ses yeux, dilatés par la colère, s’étaient injectés de sang ; enfin, poussant un cri de rage, il se fût dans sa fureur aveugle précipité par la fenêtre, pour courir sur le marquis, s’il n’eût pas été arrêté par David, qui le prit à bras-le-corps.

Cette brusque étreinte, causant à Frédérik une commotion de surprise, le rappela à lui-même ; son premier saisissement passé, il dit à David d’une voix tremblante de colère :

— Qui êtes-vous, monsieur ?… pourquoi me touchez-vous ?

— Vous vous penchiez si imprudemment par cette fenêtre, mon enfant, que vous étiez sur le point de tomber, — répondit doucement David, — j’ai voulu prévenir un malheur…

— Qui vous a dit que c’eût été malheur, — répondit l’adolescent d’une voix sourde.

Puis il s’éloigna brusquement, se jeta sur un fauteuil, cacha sa tête entre ses mains, et se mit à pleurer en silence.

L’intérêt, la curiosité de David étaient de plus en plus excités… Il contemplait avec une muette et tendre compassion ce pauvre enfant, alors aussi accablé qu’il était naguère violemment surexcité.

Soudain la porte du cabinet du docteur s’ouvrit.

Madame Bastien parut, accompagnée de monsieur Dufour.

Les premiers mots que Marie, sans remarquer David, prononça en cherchant Frédérik des yeux, furent :

— Où est donc mon fils ?

Madame Bastien ne pouvait, en effet, l’apercevoir ; le fauteuil où il s’était jeté en pleurant se trouvait caché par la projection du battant de la porte.

À la vue de la touchante et angélique beauté de la jeune femme qui, nous l’avons dit paraissait avoir vingt ans à peine, et dont les traits offraient une ressemblance extrême avec ceux de Frédérik, David resta un moment frappé de surprise et d’admiration, sentimens auxquels se joignait un intérêt profond, car il apprenait qu’elle était la mère de l’adolescent pour lequel il éprouvait déjà une commisération sincère.

— Mais… où est donc mon fils ?… répéta madame Bastien en faisant un pas de plus dans le salon et commençant à regarder autour d’elle avec une sollicitude inquiète.

David, lui adressant alors un signe d’intelligence, l’invita par un geste significatif à regarder derrière la porte, ajoutant à voix basse :

— Pauvre enfant !… il est là…

Il y eut dans l’accent, dans la physionomie de David lorsqu’il prononça ces seuls mots — pauvre enfant !… quelque chose de si doux, de si ému que, d’abord étonnée à la vue de cet étranger, elle lui dit, comme si elle l’eût connu :

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ?

— Il ne m’est rien arrivé, ma mère… — reprit soudain l’adolescent qui, pour essuyer et cacher ses larmes, avait profité du moment pendant lequel il n’était pas vu de madame Bastien.

Puis, saluant d’un air sombre et distrait le docteur Dufour, qu’il traitait jadis avec une si affectueuse cordialité, Frédérik, s’approchant de Marie, lui dit :

— Viens-tu, ma mère ?…

— Frédérik… — s’écria-t-elle en prenant les deux mains de son fils et le couvrant pour ainsi dire des yeux avec angoisse, — tu as pleuré.

— Non… non… — dit-il en frappant impatiemment du pied et dégageant ses mains de celles de sa mère. — Viens… partons.

— N’est-ce pas, monsieur, qu’il a pleuré ? — s’écria-t-elle en interrogeant David d’un regard alarmé.

— Eh bien, oui, j’ai pleuré, — répondit Frédérik avec un sourire sardonique, — j’ai pleuré de reconnaissance, car monsieur… (et il montra David) m’a empêché de tomber par la fenêtre… Maintenant, ma mère… tu sais tout… viens… sortons…

Et Frédérik se dirigea brusquement vers la porte.

Le docteur Dufour, non moins surpris et affligé que madame Bastien, dit à David :

— Mon ami… qu’est-ce que cela signifie ?

— Monsieur, — ajouta Marie en s’adressant à l’ami du docteur, confuse… désolée de la mauvaise opinion que cet étranger devait concevoir de Frédérik, — je ne sais pas ce que veut dire mon fils… j’ignore ce qui est arrivé… mais je vous en supplie… monsieur, excusez-le…

— Rassurez-vous, madame… c’est moi qui ai besoin d’être excusé, — répondit David avec un sourire bienveillant. — Tout à l’heure, en faisant observer à monsieur votre fils… qu’il se penchait imprudemment à cette fenêtre… j’ai eu le tort de le traiter un peu en écolier… Que voulez-vous… madame ? ce cher enfant est tout fier de ses seize ans… et il a raison… car, à cet âge, — reprit David avec une gravité douce, — l’on est déjà presque un homme et l’on comprend mieux encore tout le charme… tout le bonheur de l’affection maternelle.

— Monsieur, — s’écria impétueusement Frédérik, les narines dilatées par la colère, tandis que son pâle visage se couvrait d’une vive rougeur, — je n’ai pas besoin de leçons…

Et il sortit rapidement.

— Frédérik ! — dit vivement Marie à son fils d’un ton de reproche, au moment où il quittait le salon ; puis tournant vers David sa figure angélique où brillaient, humides de larmes, ses grands et doux yeux bleus, elle reprit avec une grâce touchante :

— Ah !… monsieur… encore pardon ; vos bienveillantes paroles de tout à l’heure me font espérer que vous comprendrez mes regrets… qu’ils me méritent du moins votre indulgence pour ce malheureux enfant.

— Il souffre… il faut le plaindre et le calmer, — répondit David d’une voix attendrie ; — tout à l’heure, j’ai été frappé de la pâleur de ses traits… de leur contraction douloureuse… Mais, tenez… madame, il est sorti du salon ; ne le quittez pas…

— Venez, madame… venez vite, — dit le docteur Dufour en offrant son bras à madame Bastien.

Celle-ci, partagée entre la surprise que lui causait la bienveillance de l’étranger, et les inquiétudes dont elle était assaillie, suivit précipitamment le docteur afin de rejoindre Frédérik.

Resté seul, David s’approcha de la fenêtre.

Au moment où il s’y penchait, il vit madame Bastien, après avoir porté son mouchoir à ses yeux, s’appuyer sur le bras du docteur Dufour, et monter dans le modeste cabriolet où Frédérik l’avait précédée, au milieu des rires et des quolibets d’un assez grand rassemblement d’oisifs, restés sur le Mail après le passage du cortége de Saint-