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leçons… et c’est cela qui me coûtait le plus, car vous concevez… madame… une femme seule…

Herminie n’acheva pas, une larme de honte lui vint aux yeux on songeant à la grossière poursuite de M. Ravil, pénible incident auquel la jeune fille avait été quelquefois exposée, malgré la modestie, la dignité de son maintien.

— Je vous comprends… mon enfant, et je vous approuve, — dit madame de Beaumesnil de plus en plus attendrie.

— Mais vos leçons… qui vous les procure ?… et puis enfin, ne vous manquent-elles jamais ?…

— Rarement, madame la comtesse, et l’été, lorsque plusieurs de mes écolières vont à la campagne, j’ai recours à d’autre ressources : je brode au petit point, je grave de la musique, je compose quelques morceaux, et puis enfin j’ai conservé d’amicales relations avec plusieurs de mes amies de pension. C’est grâce à l’une d’elles que j’ai été adressée à la femme de votre médecin, madame la comtesse… lorsqu’il cherchait… une jeune personne… assez bonne musicienne… pour être placée auprès de vous…

À cet instant, Herminie, qui avait commencé son récit assise sur un fauteuil auprès du chevet de la comtesse, se trouva assise sur le lit… et presque enlacée dans les bras de sa mère.

Toutes deux avaient imperceptiblement cédé, presque sans en avoir conscience, à la toute puissante attraction des sentimens filial et maternel, car madame de Beaumesnil, après avoir fait placer Herminie auprès d’elle, avait osé, l’imprudente mère, conserver entre ses mains une des mains de sa fille, pendant cette narration simple et touchante…

Alors il était advenu ce qui arrive lorsqu’un téméraire, s’approchant de quelque formidable rouage en mouvement, lui donne la moindre prise sur soi : il est aussitôt entraîné par cette irrésistible attraction ; ainsi… à mesure qu’Herminie racontait à sa mère sa vie passée, elle avait senti la main de madame de Beaumesnil serrer d’abord la sienne… puis l’attirer peu à peu près d’elle, jusqu’à ce qu’enfin… assise sur le lit de sa mère, celle-ci lui eût jeté ses bras autour du cou…

Cédant alors à une sorte de frénésie maternelle, madame de Beaumesnil, au lieu de continuer l’entretien et de répondre à sa fille, saisit la tête charmante d’Herminie entre ses deux mains, et, sans prononcer une parole, la couvrit de larmes et de baisers passionnés…

La mère et la fille restèrent ainsi embrassées dans une muette et convulsive étreinte.

Sans doute leur secret, si difficilement contenu jusqu’alors, et qui une fois déjà leur était venu aux lèvres, leur eût échappé cette fois, si toutes deux n’eussent été soudain rappelées à elles-mêmes en entendant frapper à la porte de la chambre à coucher.

Madame de Beaumesnil, épouvantée du parjure qu’elle allait commettre, revint heureusement à la raison ; et, confuse, anéantie, ne sachant comment expliquer à sa fille cet emportement de folle tendresse, elle dit d’une voix entrecoupée, en dégageant doucement Herminie de son étreinte :

— Pardon… Pardon… mon enfant… Mais je suis mère… ma fille est au loin, son absence me cause des regrets affreux… ma pauvre tête est bien affaiblie… et, dans mon illusion… un instant… je ne sais comment cela… s’est fait… mais… c’est elle… ma fille… si cruellement regrettée… que j’ai cru serrer sur mon cœur… Soyez indulgente pour cet égarement maternel… il faut… voyez-vous, avoir pitié… d’une pauvre mère qui se sent… mourir… sans pouvoir embrasser une dernière fois son enfant.

— Mourir ! — s’écria la jeune fille en relevant son visage, inondé de pleurs, et regardant sa mère avec épouvante.

Mais entendant heurter de nouveau, Herminie essuya précipitamment ses larmes et eut assez d’empire sur elle-même pour paraître presque calme, en disant à sa mère :

— Voici… la seconde fois que l’on frappe, madame la comtesse…

— Faites entrer, — murmura madame de Beaumesnil, accablée par cette scène.

La femme de chambre de confiance de la comtesse parut et lui dit :

— Selon les ordres de madame, j’ai attendu M. le marquis de Maillefort.

— Eh bien ! — demanda vivement madame de Beaumesnil, — viendra-t-il ?

— M. le marquis attend au salon que madame la comtesse puisse le recevoir.

— Ah !… Dieu soit béni, — murmura madame de Beaumesnil en regardant sa fille, — le ciel me récompense d’avoir eu la force de tenir mon serment…

S’adressant ensuite à sa femme de chambre : — Vous allez introduire ici M. de Maillefort.

Herminie, brisée par tant d’émotions et sentant l’inopportunité de sa présence, prit son mantelet et son chapeau afin de se retirer.

La comtesse ne la quittait pas du regard.

C’en était fait…

Elle voyait sa fille pour la dernière fois peut-être ; car la malheureuse mère sentait à bout les forces qu’elle avait puisées dans une surexcitation factice.

Madame de Beaumesnil eut pourtant le courage de dire à Herminie, d’une voix presque assurée, afin de lui donner le change sur son état :

— À demain… notre morceau d’Obéron, mademoiselle… vous aurez la bonté de venir de bonne heure… n’est-ce pas ?

— Oui… madame la comtesse, répondit Herminie.

— Madame Dupont, reconduisez mademoiselle, — dit la comtesse à sa femme de chambre, — vous introduirez ensuite M. de Maillefort.

Suivant alors d’un regard déchirant sa fille qui se dirigeait vers la porte, madame de Beaumesnil ne put s’empêcher de lui dire une dernière fois :

— Adieu… mademoiselle

— Adieu… madame la comtesse… — répondit Herminie.

Et ce fut dans ces mots imposés par un froid cérémonial que ces deux pauvres créatures, brisées, déchirées, exhalèrent leur désespoir à ce moment suprême, où elles se voyaient pour la dernière fois.

Madame Dupont reconduisit Herminie sans la faire passer par le salon, où attendait M. de Maillefort.

La jeune fille sortait de l’appartement, lorsque madame Dupont lui dit avec intérêt : — Vous oubliez votre parapluie, mademoiselle, et vous en aurez bien besoin, il fait un temps affreux ; il pleut à verse…

— Je vous remercie, madame, dit Herminie allant prendre son parapluie qu’elle oubliait, auprès de la porte du salon d’attente, où elle l’avait déposé.

En effet, il pleuvait à torrens ; mais c’est à peine si Herminie, abîmée dans sa douleur, s’aperçut que la nuit était pluvieuse et noire, lorsque, sortant de l’hôtel Beaumesnil, elle s’aventura seule, dans ce quartier désert, pour regagner sa demeure.


XI.


M. de Maillefort attendait seul dans un salon quand madame Dupont revint le chercher pour l’introduire auprès de madame de Beaumesnil.

La physionomie du bossu n’était plus railleuse comme d’habitude ; on lisait sur ses traits une profonde tristesse, mêlée d’angoisse et de surprise.

Debout, accoudé à la cheminée, sa tête appuyée sur sa main, le marquis semblait perdu dans ses réflexions, comme s’il eût cherché le mot d’une énigme introuvable ; sor-